HISTOIRE DES IDÉES – Comment pensez le réveil Géopolitique de l’union Européenne?

Par Olivier de France, Directeur de recherche à l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques à Paris) – LA REVUE #136.

L’histoire est passée à la postérité. À la suite d’interminables fouilles entamées en 1868 pour mettre au jour la mythique cité de Troie, l’artefact principal qu’un architecte amateur du nom d’Heinrich Schliemann finira par découvrir sous le mont turc d’Hissarlik est… un mur fortifié. Quelque quatre millénaires après l’érection de la fortification d’Hissarlik, le quarante-cinquième président des États-Unis brandissait l’ordre exécutif 13767 devant les caméras massées dans le bureau ovale. Il ordonnait à son gouvernement d’ériger en janvier 2017 un mur de 800 kilo- mètres entre les États-Unis et le Mexique (1).

À quelques brefs millénaires d’intervalle, ces exemples semblent faire affleurer l’un des invariants apparents de l’histoire humaine. L’existence même d’une communauté politique n’a-t-elle pas, après tout, toujours reposé sur la distinction qu’elle opère entre elle-même et l’extérieur? Sur un limes matérialisé ici par une poterne fortifiée, là un poste-frontière? C’est l’un des archétypes les plus anciens du politique: la souveraineté d’une population sur un territoire donné a toujours paru se définir au regard d’un environnement externe dépeint comme hostile, barbare, à civiliser ou à soumettre. Chez certains auteurs, cet archétype est fondateur. La distinction entre ami et ennemi, chez Carl Schmitt, est moins un attribut du politique que son critère et son principe. Comme le suggère Luuk van Middelaar, l’idée européenne est pourtant fondée précisément sur le postulat inverse qui consiste à abolir la frontière (2).

N’est-ce pas en effet une expression fondamentalement impropre que celle d’ «Europe géopolitique» ? Le «Vieux Continent » n’est-il pas, après tout, cette minuscule partie du globe qui s’enorgueillit chaque jour d’avoir aboli les catastrophes de la géopolitique passée, pour façonner à la place un monde post-historique? Sa singularité ne dépend-elle pas de l’invention d’un monde nouveau qui ne soit ni celui des sphères d’influence, ni celui des jeux à somme nulle, ni celui de la «realpolitik» de l’intérêt bien compris? Son honneur, enfin, n’est-il pas de brandir, aux yeux de tous, les oripeaux d’un idéal de paix que la marche contemporaine du monde ne cesse de tourmenter? En somme, l’Europe n’est-elle pas l’acteur anti-géopolitique par excellence?

L’Europe ou l’anti-géopolitique

Dans ces conditions, le réveil géopolitique de l’Europe ne peut lui être imposé que de l’extérieur, et contre son gré. Cela ressort, cette fois, de l’un des invariants les plus anciens du géopolitique: ce que John Herz définissait dès 1951 comme le dilemme international de sécurité. Ce dilemme veut qu’un ensemble politique ne peut défendre ses intérêts sans mettre en danger, ou paraître mettre en danger, ceux d’un autre ensemble politique. Le principe opère dans un système doté d’au moins deux caractéristiques. D’une part, le système doit être clos, c’est-à-dire qu’il n’admet pas d’échappatoire. D’autre part, il doit être anarchique, c’est-à-dire qu’il doit être dénué de mécanisme contraignant qui impose à une pluralité d’entités politiques de coexister de manière pacifique. Cela se trouve être le cas du système international contemporain. Aucun État n’est en mesure de s’en extraire entièrement: même la Corée du Nord est insérée dans un filet minimal de normes de comportement international qui dicte ses relations avec d’autres pays. L’ordre international est dénué en revanche de gouvernement mondial ou d’instance effective de régulation des rapports entre États.

Il s’ensuit que le projet de paix européen n’a aucune raison objective ou téléologique de s’étendre par capillarité hors des frontières européennes. Il en résulte, à l’inverse, que ce projet de paix n’a aucune raison structurelle d’exister sans être menacé – ou à tout le moins sembler être menacé – par des acteurs extérieurs. C’est le cas aujourd’hui lorsque la vulnérabilité de l’Europe à la Chine apparaît aux populations européennes à la faveur de la pandémie de coronavirus. Le système international est bâti en effet de manière que les États soient des bourreaux les uns pour les autres, comme l’exprimaient Inès, Garcin et Estelle dans le célèbre Huit Clos de Jean-Paul Sartre.

Dans un ordre clos et international où les États sont des bourreaux les uns pour les autres, les Européens n’ont guère que commencé à digérer que leur projet de paix ne fera pas fatalement tache d’huile à l’extérieur. Comme le suggère Luuk van Middelaar, il s’agit bien d’un réveil à contrecœur: «la pandémie a provoqué une prise de conscience fondamentale par les Européens, et plus largement par les opinions, de ce que j’appellerais leur vulnérabilité et leur solitude géopolitiques en temps de crise». À l’inverse, les Européens ont dû se réconcilier avec le fait qu’ils soient aussi de moins en moins prophètes en leur pays. C’est la réalité nue d’un système interdépendant dans lequel les capitaux américains peuvent décider de l’avenir du football européen, et dans lequel ce qui se passe sur un étal de marché en Chine peut provoquer la faillite d’une compagnie aérienne britannique et celle de commerces de rue à Santiago du Chili.

La limite a ses limites

Le destin européen se réduirait-il donc, au fond, à devoir choisir entre l’obsession à produire de la limite, et l’obsession à l’abolir? À hésiter entre le carambolage tragique d’identités fixes et préalables, et l’idéal cosmopolitique de les dissoudre dans une paix perpétuelle? À trancher entre Schmitt et Kant?

L’histoire européenne, en réalité, est faite d’oscillations perpétuelles entre les deux. Les Romains étaient fort critiques de l’habit non romain : le port de la culotte par les barbares venant du Nord était un important marqueur social et culturel. Les discriminations portaient aussi sur les différences de coutumes, de religion, de manières et surtout de langage. À l’inverse, la couleur de peau y importait beaucoup moins. De même qu’à Athènes ou à Alexandrie, avoir la peau noire à Rome n’était ni un signe d’infériorité, ni un obstacle à l’intégration sociale, comme le rappelle Edward Keene (3). Dans les campagnes, c’est la figure masculine du dieu Terminus qui servait de limite nette entre une propriété et une autre: une stèle pyramidale le représentait invariablement dénué de pieds et de bras, pour incarner l’immobilité. Le lacis décisives. Les cicatrices économiques à long terme, caractéristiques de la crise financière mondiale, ont été évitées, l’emploi se maintenant malgré une réduction marquée de la production. En outre, les revenus se sont rapidement redressés lorsque les restrictions ont été assouplies et que les vaccinations ont pris de l’ampleur, le PIB de la zone euro revenant aux niveaux d’avant la crise dès la fin de 2021.

La réponse stratégique coordonnée de la zone euro au Covid-19 a été en grande partie un succès, ce qui a entraîné une reprise économique plus rapide que prévu. Cela permet d’établir des comparaisons prévisibles avec les crises précédentes, en particulier la crise de la dette souveraine de 2010-2012, qui a été le premier véritable test de la solvabilité de la zone euro, avec un certain nombre d’États membres, y compris l’Irlande, nécessitant une aide financière formelle assortie de longues périodes d’assainissement et de réformes structurelles. Elle a souligné que la zone euro était devenue plus résiliente et mieux à même de réagir.

Guerre en Ukraine et réponse de la zone euro

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, qui a entraîné le déclenchement de la guerre en février 2022, a marqué un nouveau choc pour la zone euro. Il est rapidement apparu que, à court terme, la croissance dans la zone euro serait nettement plus lente et l’inflation nette- ment plus élevée. Ces impacts découlent d’un certain nombre de canaux, mais principalement de l’augmentation des prix de l’énergie et de celle des prix à l’importation (notamment des produits énergétiques) ainsi que de la baisse des niveaux de dépenses et d’échanges. Le climat économique s’est également affaibli, reflétant l’incertitude liée à la guerre.

Dans toute l’UE, les gouvernements ont annoncé diverses mesures pour contrer les conséquences de la guerre, en particulier en ce qui concerne l’inflation. Cela comprend un large éventail de modifications fiscales temporaires visant à limiter l’augmentation des prix de l’énergie. D’autres mesures de soutien plus générales ont également été mises en œuvre pour alléger le fardeau des ménages et des entreprises. Malgré cela, les pressions inflationnistes ont continué à s’accentuer sous l’effet de la hausse des prix de l’énergie, de la nourriture et des services, qui ont été affectés par les difficultés de la chaîne d’approvisionnement. Les pays ont également dû faciliter le mouvement de masse de millions de personnes déplacées en provenance d’Ukraine, ainsi que les coûts budgétaires qui en résultent.

Avant la guerre, la zone euro avait adopté à l’unanimité une politique budgétaire favorable tout au long de 2022 et une position budgétaire globalement neutre pour 2023. Avec la guerre qui ralentit la croissance et fait monter les prix, l’évaluation de la politique budgétaire est de- venue plus difficile. D’une part, il faut protéger les plus vulnérables contre les effets de la hausse des prix de l’énergie, de l’inflation et de la croissance plus faible. Parallèlement, la politique monétaire s’est resserrée au cours de l’année écoulée, notamment depuis juillet 2022, avec une série de hausses du taux d’intérêt par la BCE pour faire face aux pressions sur les prix. Du point de vue de la politique budgétaire, les mesures fiscales et de dépenses devraient être mieux ciblées à l’avenir, les aides au revenu offrant la meilleure façon de se protéger contre l’inflation tout en préservant les incitations à utiliser des carburants plus propres.

Les futures défis pour la zone euro

Grâce aux leçons tirées de la crise de la dette souveraine, la zone euro était beaucoup mieux équipée pour intervenir de façon coordonnée et faire face à la pandémie et à la guerre de la Russie en Ukraine. Et si la résilience des économies de la zone euro a été remarquable, il n’y a pas de place pour la complaisance. La guerre a également réaffirmé les domaines dans lesquels la zone euro doit faire davantage pour approfondir l’Union économique et monétaire.

En ce qui concerne la politique budgétaire, il y a quatre besoins fondamentaux:

  • un meilleur ciblage des aides destinées aux citoyens et aux entreprises;
  • des politiques qui ne renforcent pas les pressions inflationnistes ;
  • le rétablissement des amortisseurs budgétaires afin de préserver la viabilité de la dette;
  • l’augmentation des niveaux d’investissement.

Malgré la nécessité à court terme d’un soutien budgétaire continu pour protéger les plus vulnérables, les États membres devront passer à des niveaux d’endettement plus faibles. Le stock de la dette publique a augmenté d’un cinquième au cours des deux dernières années pour atteindre 100 % de la production nationale. Bien que le fardeau des intérêts soit resté faible et ait en fait diminué, il faut faire la transition vers des niveaux d’endettement plus faibles à mesure que la part de la population en âge de travailler diminue.

Plus généralement, en termes de croissance, la zone euro doit investir plus et mettre en œuvre des réformes structurelles. La zone euro souffre depuis trop longtemps de niveaux de dépenses d’investissement trop faibles. L’Europe doit faire davantage pour encourager et faciliter l’innovation et l’investissement. Le NGEU a un rôle essentiel à jouer dans ce contexte, et il doit être pleinement utilisé. Il montre comment la solidarité peut se transformer en instrument économique et comment nous travaillons ensemble pour soutenir le changement générationnel.

La nécessité de progresser dans le domaine de l’union bancaire et de l’achèvement de l’union des marchés de capitaux demeure une priorité. L’Europe a besoin de marchés des capitaux plus renforcés, plus riches et plus liquides. Le secteur financier européen doit être capable de faciliter et de financer la reprise ainsi que les importants besoins d’investissement découlant de la transition climatique et de la transition numérique. Pour la première, les objectifs climatiques de l’UE nécessiteront des niveaux d’investissement sans précédent. Il convient de noter que le financement vert est un domaine dans lequel la zone euro est déjà solidement implantée, étant donné son statut de leader mondial en termes de titres de créance verts. En ce qui concerne la numérisation, de nombreux changements sont déjà en cours, en partie en raison de la pandémie. La perspective d’un euro numérique est particulièrement prometteuse. La BCE et la Commission européenne sont activement engagées dans ce projet, et d’importants travaux techniques sont en cours. Cela pourrait également offrir à l’euro une occasion supplémentaire de consolider fermement sa place en tant que principale monnaie mondiale.

Pour conclure, si l’on considère l’avenir, la zone euro doit faire plus, en particulier compte tenu des menaces qui ont surgi de la guerre, et des défis inflationnistes et énergétiques qui en résultent. Les niveaux de revenu réel souffrent et il y a une limite à ce que les gouvernements peuvent faire pour contrer les chocs de cette ampleur sur le plan de l’offre. Cela souligne la nécessité d’accélérer les investissements à moyen terme pour améliorer l’efficacité énergétique et élargir nos sources d’approvisionnement. Le NGEU et le plan « REPowerEU», qui vise à réduire la dépendance vis-à-vis des combustibles russes, y contribueront.

Des réformes sont également nécessaires pour moderniser et simplifier le cadre budgétaire. Il est impératif que la politique budgétaire reste souple, tout en protégeant les plus vulnérables et la viabilité de la dette. Au fur et à mesure que les politiques deviendront plus équilibrées, il sera de plus en plus nécessaire de se concentrer sur la qualité et la composition des dépenses publiques tout en encourageant l’investissement du secteur privé, directement lié aux besoins d’investissement pour les deux transitions du climat et de la numérisation.

La zone euro a considérablement évolué en termes de résilience et de capacité de gestion de crise depuis sa création, en tirant des leçons de l’expérience et grâce à une plus grande agilité, une meilleure coordination et l’utilisation de l’interdépendance comme atout essentiel. Je suis convaincu que l’Eurogroupe peut réaliser les objectifs et les défis interdépendants qui l’attendent dans le même esprit de coopération, de coordination et de détermination.

  • (1) Border Security and Immigration Enforcement Improvements, The White House, 25 January 2017.
  • (2) « L’Union européenne, par ses origines – et c’est bien compréhensible –, a été pensée et construite pour surmonter, abolir les frontières, qui étaient considérées comme des reliques d’un passé douloureux de guerres et d’États souverains. Elle en a même tiré son énergie mobilisatrice. L’idée d’une Europe sans frontières est ainsi très profonde dans l’imaginaire du projet économique et civilisationnel européen. Cela se traduit, d’une part, dans la législation et les normes, mais aussi, d’autre part, par un appel, un idéal, parfois une quasi-théologie. Or, il se trouve que cela prépare mal à la géopolitique. L’Europe géopolitique, ou le passage à l’âge adulte», Grand entretien avec Luuk van Middelaar, Revue internationale et stratégique 2021/2 (N° 122), pp. 63-73.
  • (3) Keene, E. (2005). International Political Thought: A Historical Introduction. Cambridge, Polity, p. 27.

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