Aymeric Canton
Julie Mougin
Franklin Streichenberger
Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
En 2021, les émissions de CO2 à l’échelle mondiale étaient de 37124 Mt, dont 31% pour la Chine, 13% pour les Etats-Unis et environ 8% pour l’Union européenne. Le plan Fit for 55 de la Commission européenne entend réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 55% par rapport au niveau de 1990. Cela implique notamment de repenser les politiques d’approvisionnement en énergie bas carbone dans l’ensemble des secteurs économiques. L’hydrogène (H2) bas carbone et ses molécules dérivées vont jouer un rôle clé, en tant que matières premières, combustibles ou carburants, à la fois pour la décarbonation des procédés industriels, des transports, du bâtiment, et pour apporter de la flexibilité aux réseaux d’énergies (stockage de l’électricité, report de consommation, …).
La demande mondiale d’H2 a atteint 94 Mt en 2021, dont ~ 9 Mt en Europe (cf. Figures 1 et 2), principalement pour des procédés industriels, comme la synthèse d’ammoniac pour la production d’engrais ou le raffinage de produits pétroliers. Cependant, il est majoritairement produit par vaporeformage du gaz naturel, procédé fortement émetteur de CO2 fossile.
Vers un rôle majeur pour la production d’H2 bas carbone
Sous l’effet d’un courant électrique, ce procédé permet de dissocier l’eau (H2O), en dihydrogène H2 et dioxygène O2. Si tous les projets engagés se réalisent, l’IEA estime que la production d’H2 bas carbone par électrolyse devrait atteindre 14 Mt/an en 2030. Cette capacité d’électrolyse permettra d’économiser de l’ordre de 112 Mt de CO2/an. En effet, la teneur en carbone de l’H2 électrolytique est inférieure à 3 kgCO2/kgH2 lorsqu’il est couplé aux énergies renouvelables (ENR) ou à l’énergie nucléaire, réduisant ainsi de cinq fois les émissions de CO2 par rapport à l’H2 fossile.
La Commission européenne, à travers le plan REPowerEU, reconnait l’H2 bas carbone comme un pilier important de la stratégie énergétique européenne et vise une production d’H2 renouvelable annuelle de 10 Mt, plus 10 Mt supplémentaires d’importations annuelles en 2030.
Ce plan est très ambitieux car il requiert le déploiement sur le sol européen de 100 GW d’électrolyseurs et 100Mt d’eau/an pour produire les 10 Mt/an de H2 et ce, d’ici 2030. Le plan REPowerEU vise par ailleurs 1236 GW de capacité totale de production d’énergie renouvelable d’ici 2030 (600 GW d’électricité solaire, ~490 GW d’éolien et ~150 GW d’hydro). Il faudrait réserver 86% de la production solaire ou 47% de la production éolienne pour atteindre l’objectif de 10Mt/an d’hydrogène électrolytique. Le recours au nucléaire est donc nécessaire si on veut limiter la part des ENR consacrée à la production d’hydrogène électrolytique sur le sol européen.
Exemples de décarbonation par usage de l’hydrogène
La stratégie de décarbonation des secteurs déjà grands utilisateurs d’H2 comme le raffinage et l’industrie de l’ammoniac passe donc par la décarbonation de celui-ci, en le produisant par électrolyse de l’eau à partir d’électricité bas carbone.
Pour les autres secteurs où l’électrification n’est pas possible, l’utilisation d’H2 bas carbone et/ou de ses molécules dérivées est un moyen de décarbonation de leurs activités, sous réserve d’efficacité globale et de faisabilité technique. Ces autres secteurs sont :
La sidérurgie : une alternative à l’utilisation du coke consiste à remplacer le haut fourneau par une unité de réduction directe (DRI) du minerai à l’aide d’un gaz réducteur, actuellement sur base de méthane mais pouvant être de l’H2, et un four électrique pour réaliser la fusion du minerai. On obtient ainsi un acier bas carbone, mais qui nécessite en continu de l’électricité et de l’H2 en très grandes quantités (120kt/an de H2, soit un électrolyseur de 1GW).
Le secteur du transport et en particulier les transports intensifs et/ou lourds à l’instar des taxis, du transport maritime longue distance, et du transport aérien. Sur ce dernier notamment, l’initiative ReFuelEU aviation vise à mettre en place un règlement pour développer la production et l’usage de carburants d’aviation durables (ou SAF pour sustainable aviation fuels). Il est préférable de parler de défossilisation plutôt que de décarbonation puisque le CO2 capté à la fabrication du carburant synthétique est ensuite relâché lors de sa combustion. Un SAF est un carburant issu de ressources non fossiles : ce peut être un biocarburant, produit à partir de biomasse, ou bien un carburant de synthèse, produit par réaction d’H2 électrolytique avec du CO2. L’accord trouvé entre le Parlement européen et le Conseil le 26 avril 2023 définit la part minimale croissante de SAF et de carburants de synthèse entre 2025 et 2050 (cf. Figure 3) :
Pour l’aéroport de Schiphol, en prenant comme hypothèse une demande annuelle de kérosène de 2Mt, cette proposition impliquerait une demande de 200 kt de carburants de synthèse en 2040 soit un besoin de 150 kt d’H2 électrolytique et 1Mt de CO2. A elle seule, la production d’H2 bas carbone nécessiterait 1GW d’électrolyseur associé à une production électrique bas carbone équivalente à celle d’un réacteur nucléaire de 1300MW.
Le cas de l’électrolyse haute température (EHT)
L’électrolyse de l’eau pour produire l’H2 (et O2) peut être effectuée soit à basse température à partir d’eau liquide, soit à haute température à partir de vapeur d’eau – une des technologies développées au CEA.
La réaction globale reste la même :
H2O -> H2 + ½ O2
En revanche, la dissociation de la vapeur d’eau nécessite moins d’énergie par rapport à celle de l’eau liquide, comme présenté sur la Figure 4. La différence correspond à l’énergie nécessaire à la vaporisation de l’eau, qui se traduit par la discontinuité de la courbe de l’énergie totale nécessaire à la réaction (enthalpie ou DH).
De plus, lorsque la température augmente, une partie de l’énergie électrique nécessaire pour dissocier la molécule d’eau en phase gazeuse peut être remplacée par de la chaleur. Une telle situation se présente lorsqu’il existe localement une source de chaleur à bas coût, voire inexploitée, ce qui peut être le cas sur de nombreux sites, notamment industriels. La gamme de fonctionnement considérée comme la plus pertinente aujourd’hui pour un EHT se situe entre 700 et 850°C, suffisamment élevée pour assurer la performance d’électrolyse, mais pas trop du fait de limitations liées à la tenue des matériaux à haute température. Afin de supporter cette température de fonctionnement, la cellule EHT, cœur de la réaction électrochimique, est en céramique. Elle n’inclut aucun catalyseur à base de métaux nobles, et sa structure comme ses matériaux constitutifs sont actuellement identiques à ceux des cellules de piles à combustibles à oxyde solide (SOFC pour Solid Oxide fuel Cell).
La substitution d’une partie de l’énergie électrique par de la chaleur donne lieu à des rendements électriques plus élevés et contribue à diminuer le coût de l’H2 produit. Ainsi, les consommations électriques des systèmes électrolyseurs visées à l’horizon 2030 sont respectivement de 48, 48 et 37 kWh/kgH2, soit 70% de rendement PCI pour les électrolyses alcaline et PEM et 91% pour l’EHT. Ces valeurs confirment l’avantage de l’EHT d’un point de vue du rendement électrique.
Couplage avec le nucléaire
Comme mentionné précédemment, le couplage de la technologie EHT avec une source de chaleur est favorable d’un point de vue du rendement. Une source de chaleur aux alentours de 150°C pour vaporiser l’eau est suffisante. Nul besoin d’une source de chaleur à 700°C, car des stratégies de pilotage existent pour surchauffer cette vapeur jusqu’à la température de fonctionnement, et ainsi maintenir l’électrolyseur chaud sans besoin de consommer de la puissance électrique.
De ce point de vue, le couplage à un réacteur nucléaire semble très pertinent, dans le sens où il peut à la fois fournir la chaleur nécessaire à la vaporisation de l’eau et l’électricité nécessaire à la réaction d’électrolyse. De plus, du fait de son facteur de charge très élevé (~ 85% en Europe en 2019), un réacteur permet de maximiser les plages d’exploitation de l’électrolyseur. Cet élément est également un facteur clé pour minimiser le Levelized Cost of Hydrogen (LCOH).
S’ajoute à cela le bénéfice environnemental car, sans être renouvelable, l’électricité nucléaire est bas carbone (12g CO2/kWh d’après le GIEC à l’échelle mondiale, 6g CO2/kWh en France d’après l’ADEME). Ainsi l’hydrogène électrolytique produit en France présente un contenu CO2 de 2.77 kgCO2/kgH2, du fait de son mix électrique fortement nucléaire, alors qu’en Europe il est de 19.8 kgCO2/kgH2 (ce qui est finalement plus élevé que l’H2 gris, c’est-à-dire produit par vaporeformage du gaz naturel, dont les émissions sont d’environ 11kgCO2/kgH2).
Conclusion
Remplacer les énergies fossiles par des vecteurs d’énergies bas carbone demande de produire ces vecteurs énergétiques en très grande quantité, tout en économisant les ressources (matériaux, eau). Idéalement, il faudrait orienter leurs usages en prenant en compte :
L’efficacité globale : pour quelle application une unité énergétique de ce vecteur permet d’éviter le plus d’émissions de CO2 ;
La contrainte de faisabilité : privilégier l’électrification des usages et procédés, quand c’est impossible techniquement, se tourner vers l’H2, et quand il ne convient pas, recourir aux carburants de synthèse.
En effet, l’H2 et ses dérivés seront nécessaires pour décarboner les secteurs difficilement électrifiables, comme l’aviation, le maritime et certaines industries. Par ailleurs, l’objectif premier étant la réduction des émissions de CO2, l’H2 ne présente un intérêt que si sa production s’appuie sur un mix électrique bas carbone, soit composé d’énergies renouvelables et/ou de nucléaire.
Dans le cas contraire, la défossilisation du mix électrique devra alors être la priorité de l’État ou de la région concernée. L’électrolyse présente un intérêt tout particulier pour la production d’H2 en Europe. Au-delà de son intérêt environnemental, elle assure l’indépendance technologique de notre continent, qui est un leader mondial sur ces technologies (alcalin, PEM ou EHT). L’inclusion des électrolyseurs dans la proposition de la Commission européenne du NZIA est donc positive et bienvenue.
Toutefois, afin de pérenniser sa souveraineté sur ces technologies clés, l’UE se doit d’organiser le financement de la recherche – aussi bien sur les technologies plus matures qui peuvent et doivent être perfectionnées, que sur les futures technologies émergentes qui serviront à défossiliser de nouveaux usages telles que l’électrolyse AEM (anion exchange membrane) et l’électrolyse à base de céramique protonique. L’absence d’intégration d’un volet R&D dans le NZIA est un manque cruel pour les objectifs climatiques et énergétiques de l’Union européenne, et met en péril sa souveraineté énergétique.
Pour la production d’ et de ses molécules dérivées telles que les carburants de synthèse, le couple nucléaire (pour produire l’électricité et la chaleur) et EHT (pour produire l’hydrogène à haut rendement), est une combinaison pertinente pour répondre à la majorité des besoins des différents secteurs (industriel et mobilité) : cette fourniture d’énergies peut être réalisée en grande quantité, avec une très faible empreinte carbone, sur une faible surface occupée, qui plus est, sur le sol national et/ou européen, permettant ainsi de diminuer la dépendance de l’Europe aux énergies fossiles et importées (pétrole, gaz et charbon représentaient 71% de la consommation énergétique européenne en 2019).
Source : Global Carbon Atlas
Global Hydrogen Review, International Energy Agency (IEA), 2022
11 kgCO2/kgH2 produit; source : https://agirpourlatransition.ademe.fr/entreprises/potentiel-hydrogene bas-carbone-renouvelable
Global Hydrogen Review, IEA, 2022
En considérant des émissions de l’ordre de 11kgCO2/kgH2 pour le vaporeformage et 3kgCO2/kgH2 pour l’électrolyse bas carbone.
Source : https://agirpourlatransition.ademe.fr/entreprises/potentiel-hydrogene-bas-carbone renouvelable
REPowerEU : affordable, secure and sustainable energy for Europe, 18 May 2022 En considérant des facteurs d’utilisation entre 58 et 64 % et un rendement de 50 kWh/kgH2. Cela représente ~17% de la capacité du barrage de Serre-Ponçon, plus grand barrage de France, pour produire tout l’H2 prévu à l’échelle européenne.
Il faut 9 kg d’H2O pour former 1 kg d’H2.
En considérant un facteur de charge éolien de 24,8% et solaire de 11,2% en 2021 dans l’UE.
ReFuelEU aviation – règlement pour stimuler l’offre et la demande de carburants durables pour l’aviation dans l’UE (accord politique du 26 avril, https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/ip_23_2389)
Notamment pour la société GENVIA créée le 1er mars 2021 par le CEA, Schlumberger, VINCI Construction, Vicat et l’Agence Régionale Energie Climat Occitanie.
F. Lefebvre-Joud, J. Mougin, L. Antoni, E. Bouyer, G. Gebel, « Matériaux de la filière hydrogène – Partie 1 : Production et conversion », Techniques de l’Ingénieur, N 1205
Rendement électrique : hel = PCI H2 produit / Pelec consommée
Où PCI : pouvoir calorifique inférieur de l’H2 soit 242 kJ/mol, et Pelec consommée : puissance électrique utilisée pour produire une mole d’H2.
Proton Exchange Membrane
Clean hydrogen Joint Undertaking, Strategic Research and Innovation Agenda 2021-2027, February 2022
World Nuclear Industry status report
Source : https://agirpourlatransition.ademe.fr/entreprises/potentiel-hydrogene-bas-carbone renouvelable
Données Ademe
NZIA : Net Zero Industry Act
Source : https://agirpourlatransition.ademe.fr/entreprises/potentiel-hydrogene-bas-carbone renouvelable
Article-CEA-Dossier-hydrogene-1-1