Hervé JOUANJEAN
Vice-président de Confrontations Europe,
Ancien directeur général à la Commission européenne et Of Counsel auprès du cabinet Fidal
Le Royaume-Uni et l’UE sont entrés, depuis janvier dans la phase II des négociations. Theresa May semble avoir mis un peu d’eau dans un vin jusque-là assez aigre en évoquant le concept de « level playing field », une expression signifiant que les deux parties se doivent d’agir sur un pied d’égalité. Serait-ce la promesse d’un possible partenariat positif ?
La question du statut de l’Irlande n’est toujours pas résolue et pourrait même mettre en péril la totalité de l’accord de sortie et la mise en place d’une nouvelle relation de type préférentiel entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Mais le Conseil européen a tout de même adopté les guidelines que lui avait initialement proposées le Président du Conseil européen Donald Tusk au début du mois de mars. Ce document n’apporte rien de très nouveau par rapport aux orientations générales déjà adoptées en avril 2017 mais revient avec une insistance nouvelle sur la notion du « level playing field » entre les deux parties. C’est une expression un peu étonnante, qui n’a pas de traduction simple en français qui signifie que les parties doivent agir « sur un pied d’égalité ». À l’heure où l’Union européenne réaffirme avec vigueur le statut de futur « pays tiers » du Royaume-Uni et les conséquences qui en découlent, cette référence appuyée au concept de « level playing field » a de quoi surprendre. Le Premier ministre britannique a cependant, dans son discours du 2 mars dernier sur le futur partenariat économique qui liera le Royaume-Uni avec l’Union européenne, pris des engagements très clairs en réaffirmant que l’accès réciproque aux marchés des deux parties devrait être fondé sur une base loyale. Theresa May a même expressément déclaré que le Royaume-Uni pourrait choisir de s’engager de manière contraignante, dans des domaines réglementaires comme les aides d’État ou la concurrence, afin que sa législation reste en phase avec celle de l’Union européenne. De même, elle a assuré à l’Union européenne qu’elle croyait à l’importance de droits forts en faveur des consommateurs et que son pays ne s’engagerait pas dans une course au moins-disant en matière de droits des travailleurs et d’environnement. En revanche, les enjeux fiscaux, notamment la fiscalité des entreprises n’ont pas du tout été abordés.
Sur un plan commercial il ne fait aucun doute que le Royaume Uni est très intégré dans l’Union européenne. En 2016, dans le domaine des marchandises, ses exportations vers les 27 autres États membres ont atteint 176 milliards d’euros (44 % du total de ses exportations mais 6 % des exportations intra-UE) un chiffre historiquement en léger recul. Deux spécificités doivent être relevées : le Royaume-Uni connaît un déficit « marchandises » considérable avec l’Union européenne puisqu’il atteignait 115 milliards d’euros pour la même année. Ce déficit, en très nette augmentation depuis une quinzaine d’années, est de loin le plus important au sein de l’Union européenne. Autrement dit, l’Union européenne a un intérêt réel dans le marché britannique. À noter aussi qu’avec Malte et Chypre, le Royaume-Uni fait partie des trois États membres dont le commerce de marchandises avec le reste du monde est supérieur à celui avec l’UE à 27. Dans le domaine des échanges de services, il jouit d’un excédent important engendré tout particulièrement par les services financiers, les « business services », qui chacun représentent environ 25 % du total de ces exportations et le secteur des transports.
Avec un Royaume-Uni devenu pays tiers qui recherche une relation préférentielle avec l’Union européenne, la problématique du « level playing field » doit nécessairement être examinée par rapport à la portée économique des accords de libre-échange que l’Union européenne a mis en place avec ses partenaires les plus importants. Ainsi, pour la même année, les importations de marchandises en provenance du Canada atteignaient une valeur de 29,2 milliards d’euros avec un traité CETA en cours de conclusion, et de 66,6 milliards d’euros pour celles venant du Japon dans une situation proche de celle du Canada en termes de négociations. Rien donc de comparable avec les flux en provenance du Royaume-Uni. Et il est aussi intéressant de noter que les importations de marchandises originaires des États-Unis atteignaient 250 milliards d’euros toujours en 2016 et 344,9 milliards pour la Chine, partenaires avec lesquels s’appliquent uniquement les règles et disciplines de l’OMC(1), c’est-à-dire en particulier les engagements tarifaires pris dans cette enceinte pour les marchandises ou d’accès au marché pour les services, sans discipline additionnelle particulière.
Les quatre grands domaines affectés
Dans le document d’analyse qu’elle a rendu public à la fin du mois de janvier 2018, la Commission européenne démontre que la sortie du Royaume-Uni produira des effets significatifs dans au moins quatre domaines par rapport à la situation actuelle :
• les aides d’État. L’ensemble des règles découlant du Traité et du droit dérivé ne seront plus d’application. Les règles multilatérales en vigueur dans le cadre de l’OMC sont beaucoup moins efficaces dans la mesure où leur mise en œuvre est beaucoup plus contrainte et limitée au seul secteur des marchandises ;
• la fiscalité, domaine où l’acquis communautaire, bien que limité, touche des questions aussi importantes que l’assistance mutuelle, le mécanisme de règlement des différends fiscaux dans l’UE, les règles en matière de taxation des sociétés mères et des filiales ou encore le code de conduite ;
• l’environnement, secteur dans lequel l’acquis communautaire est de loin plus contraignant que les disciplines internationales. La Commission cite en particulier la directive sur les émissions industrielles ou les plafonds en matière d’émissions nationales. À cheval sur l’environnement et le réglementaire on peut y ajouter le règlement REACH ;
• le social, domaine dans lequel le Royaume-Uni pourrait décider de réduire les protections accordées dans le cadre de l’acquis communautaire en matière de sécurité au travail, de négociation collective, de restructuration des entreprises, etc.
Or, ces questions sont restées sans réponse jusqu’à présent dans les accords préférentiels conclus par l’Union européenne avec des pays tiers : des procédures de consultation et de règlement des différends peu efficaces pour les aides d’État, des clauses de bonne gouvernance sans grande portée pour la fiscalité, une référence aux accords multilatéraux en matière d’environnement et aux conventions de l’OIT pour les normes du travail.
Univers irrationnel du Brexit
Comment faire pour avancer dans la bonne direction ? De part et d’autre, les dirigeants politiques ont réaffirmé leur attachement aux valeurs communes spécifiques à « l’Europe ». Ils ont raison. Il s’agit effectivement de sujets d’intérêt commun compte tenu du degré d’intégration atteint entre les deux parties et de leur passé commun. Dans ce contexte mais aussi dans l’univers irrationnel du Brexit riche en provocations de tous genres, en particulier du côté des « hard Brexiteers », il faut regarder la situation avec sérénité : Madame May s’est prononcée, au début du mois de mars, en faveur d’un « level playing field » (même si l’expression en tant que telle n’a pas été prononcée). La population britannique et les syndicats n’accepteront pas sans réagir violemment des reculs importants (ou non) en matière de protection sociale… La société civile britannique est très engagée en matière d’environnement. La perspective de transformer le Royaume-Uni en un nouveau Singapour aux portes de l’Europe continentale, avec une fiscalité si avantageuse qu’elle mettrait en péril l’attractivité du continent doit être examinée à la lumière de la situation budgétaire du pays qui a d’énormes difficultés à réduire un déficit qui reste à 4,1 % du PIB et des efforts qui ont déjà été demandés au peuple britannique, efforts qui expliquent à la fois le vote en faveur du Brexit mais aussi le virage vers le Labour Party lors des élections de juin 2017.
En fait, ce débat sur le « level playing field » peut être une chance pour le développement de la relation future entre l’Union européenne et le Royaume-Uni s’il permet de démontrer qu’il est possible de construire un partenariat positif avec le Royaume-Uni. Ce dernier a besoin d’un accord préférentiel avec l’Union européenne qui ira plus loin que tout accord jamais négocié par l’Union européenne. Il est évident qu’aucun accord ne pourra apporter au Royaume-Uni, pays tiers, un statut comparable à celui d’un État membre de l’Union qui contribue à l’exercice de la souveraineté européenne et a souscrit à un ensemble de droits et d’obligations. Mais sur la base d’un accord préalable qui semble en vue au niveau politique sur la nécessité d’un « level playing field », il devrait être possible de construire quelque chose de neuf qui pourrait à terme servir de modèle en matière de gouvernance globale notamment dans les domaines de la concurrence, de l’environnement, du social ou de la coopération fiscale. Cette nouvelle situation demandera la mise en place d’un régime de gouvernance très élaboré en matière de supervision, de règlement des différends et de mécanisme de mise en œuvre qui respectera la souveraineté européenne autant que la souveraineté britannique. C’est un objectif accessible avec un peu de bonne volonté de chacune des deux parties, surtout des Britanniques. Mais il est sûr que rien ne remplacera jamais les bénéfices du marché intérieur.
1) Dans le document de janvier dernier, la Commission européenne a utilisé comme indicateur d’intégration la somme des importations et exportations. Dans le cas d’espèce, il nous semble préférable d’analyser la situation à l’aune des flux d’importations dans l’Union car le « level playing field » ne peut se mesurer que par rapport à la situation sur le marché des 27 sachant que c’est le Royaume-Uni qui quitte l’UE dont le niveau d’exigences est l’un des plus élevés au monde.
L’expression “level playing field” signifie que les parties doivent agir « sur un pied d’égalité ».