ACCORD DE TURNBERRY : ANALYSE ET DÉCRYPTAGE

Les États-Unis et l’Union européenne (UE) se sont accordés, dimanche 27 juillet, en Écosse, sur un nouveau cadre de relations commerciales mettant supposément fin aux tensions qui traversaient les deux blocs depuis des mois. Dans les grandes lignes, Washington taxera les produits européens à hauteur de 15%, tandis que l’UE ne rétorquera pas avec des droits réciproques et s’engage à acheter massivement de l’énergie américaine. Si la Présidente de la Commission a salué un résultat satisfaisant, les commentaires politiques demeurent, dans bien des cas, très négatifs. Que doit-on penser de l’accord ? L’UE a-t-elle bien négocié  Quelles sont les conséquences prévisibles ? Olivier Marty, Conseiller Économie de Confrontations Europe s’est entretenu avec Jean-Luc Demarty, ancien Directeur général au Commerce de la Commission européenne (2011-2019). 

Confrontations Europe: Comment doit-on lire l’accord conclu entre les États-Unis et l’Union européenne à Turnberry, en Écosse? N’est-il pas foncièrement désavantageux pour Bruxelles?

Jean-Luc Demarty : L’UE a fait le choix politique conscient et délibéré de refuser de déclencher des rétorsions massives sur les biens et, par le biais de son nouvel instrument «anti-coercition », sur les services américains en réponse à l’application de droits de douanes violant grossièrement les engagements internationaux des États-Unis. C’est ce qu’a fait la Chine avec succès en faisant reculer Donald Trump. L’UE aurait dû faire de même, quitte à supporter une guerre commerciale pendant quelques semaines, mais n’en a pas eu le courage. La Commission européenne n’a fait que refléter ce choix. Et qu’on ne nous dise pas que c’est l’Allemagne et l’Italie qui l’ont imposé. En réalité, en marge du G7, Emmanuel Macron a tout autant poussé Ursula von der Leyen à négocier un deal avec Donald Trump que Friedrich Merz et Giorgia Meloni.

Dès lors que l’UE s’engageait dans cette voie, un accord déséquilibré était inévitable puisqu’il était évident que Donald Trump n’allait jamais revenir sur les 10% de droits additionnels, ni sur le principe des mesures « sécurité nationale». La seule voie envisageable était alors d’accepter les 10% de droits avec le maximum d’exemptions possibles en échange d’un accès correct aux secteurs dits de «sécurité nationale» au lieu des droits prohibitifs de 25% (50% pour l’acier). C’est l’accord qu’a délivré la Commission européenne avec 15% de droits maximum qui valent 10% puisqu’ils comprennent les droits licites MFN (de la nation la plus favorisée, NDLR) des États-Unis qui équivalent à 4,8% en moyenne arithmétique. C’est également la même règle qui s’appliquera aux secteurs « sécurité nationale», les voitures, les produits pharmaceutiques et les semiconducteurs, avec seulement un contingent tarifaire pour l’acier.

Il y a quelques exceptions qui restent aux tarifs MFN, l’aéronautique et les spiritueux à droits
nuls, très importants pour la France. Cet accord est par construction fondamentalement déséquilibré. Cet accord est proche du moins mauvais possible, le meilleur obtenu jusqu’ici par les pays tiers y compris par le Royaume Uni, contrairement aux remarques peu inspirées des commentateurs habituels qui ne travaillent pas assez. Il est choquant au lendemain de cet accord d’entendre les dirigeants politiques de la plupart des États membres et les organisations patronales se plaindre des résultats déséquilibrés, quasi tautologiques de la négociation qu’ils avaient vigoureusement encouragée. On atteint le maximum de l’hypocrisie.

C. E. : Avec le recul de votre propre expérience et de votre suivi du dossier commercial transatlantique depuis le printemps, l’UE a-t-elle commis des erreurs dans cette négociation?

J-L. D. : L’erreur fondamentale a été de refuser le rapport de force avec Donald Trump par l’application immédiate de sanctions massives, selon le vieux principe de « si tu veux la paix prépare la guerre». Mais même dans le cadre de l’approche négociée, l’UE a fait trois erreurs tactiques importantes. Premièrement, il aurait fallu, dès le 2 avril, élaborer un paquet de sanctions de l’ordre d’une centaine de milliards d’euros pour répondre simultanément aux mesures « sécurité nationale» acier et voitures et non se limiter à la vingtaine de milliards d’euros sur l’acier. Deuxièmement, s’il était normal de suspendre les rétorsions pendant la négociation, c’est une erreur basique dans toute négociation de donner l’impression qu’on veut un accord à tout prix. Troisièmement lorsque Donald Trump a menacé l’UE le 12 juillet de droits de 30%, elle aurait dû déclencher immédiatement la première étape de la constatation de la coercition à la majorité qualifiée dans le cadre du règlement anti coercition. Avec quelqu’un comme Donald Trump, il faut toujours négocier avec un Colt chargé sur la table.

C. E. : Quelles sont les conséquences de cet accord en termes géopolitiques, pour le poids de l’UE, et en termes géoéconomiques, pour le commerce international ?

J-L. D. : Les conséquences géopolitiques sont désastreuses. L’UE apparaît faible face à l’extorsion et à la coercition quasi mafieuses de Donald Trump. Pourquoi la Chine, voire d’autres, se gêneraient-ils pour faire la même chose avec l’UE? Cela pourrait également affaiblir la main de l’UE dans les négociations en cours d’accords de libre-échange. D’un point de vue géopolitique c’est tout aussi désastreux. L’UE laisse Donald Trump modifier unilatéralement les règles du commerce international au mépris de ses intérêts essentiels. Elle conclut même un accord qui ne peut même pas être qualifié de transition vers un accord de libre-échange, ce qui est une violation caractérisée des principes qu’elle prétend défendre.

C. E. : Dans l’immédiat, quelles suites va-t-on donner à cet accord? Y a-t-il des écueils particuliers dont il faudra se méfier ?

J-L. D. : Il subsiste des zones d’ombre. Les spiritueux sont-ils réellement dans la liste des dérogations ? Les vins ont-ils une chance d’y être ajoutés ? Quelle est la liste des concessions précises dans la chimie et l’agriculture pour laquelle il est acquis qu’il n’y figure pas de produits sensibles ? Y-a-t-il réellement réciprocité sur cette liste? D’une manière générale le risque majeur demeure que Donald Trump n’honore pas sa parole. Sur le plan juridique, il est acquis que ce ne sera pas un accord international en bonne et due forme. Ce sera, ou bien une déclaration politique, ou bien un «Mémorandum of Understanding» (MoU) avec une modification autonome de certains droits de douane préférentiels et de quotas tarifaires au bénéfice des États-Unis. Dans ce cas, la procédure est la majorité qualifiée du Conseil, sans intervention du Parlement européen, et encore moins des parlements nationaux.

Retrouvez une analyse complète de Jean-Luc Demarty parue dans Le Point.

Entretien-Jean-Luc-Demarty

 

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