Le 7 juillet 2023, Stéphane Giordano, Président de l’Association française des marchés financiers, a traité avec nous de l’union des marchés de capitaux et des questions de compétitivité à l’échelle européenne lors d’un entretien accordé à Confrontations Europe1.
Confrontations Europe : Dans le cadre de la relance et du financement de la double transition environnementale et numérique, tout le monde convient de la nécessité de mobiliser fortement l’épargne des Européens. Dans ce but, un plan sur l’Union des marchés de capitaux/UMC a été publié en 2020, pendant la Covid-19. Comment voyez-vous à date l’avancée de ce plan ? A la veille du début de la législature 2024 – 2029, êtes-vous plutôt satisfait de ce qui a été fait ? Sinon, quelles sont les priorités sur lesquelles il faudrait selon vous prioritairement avancer ?
Stéphane Giordano : L’UMC est un projet qui date de 2015, de l’époque de la présidence de Jean-Claude Juncker. Il s’est progressivement structuré avec l’ambition d’assurer un financement de l’économie européenne qui soit moins exclusivement dépendant du financement bancaire et qui provienne proportionnellement davantage des marchés. De ce point de vue, force est d’ailleurs de constater que, si d’assez nombreuses initiatives législatives ont été engagées, et pour large part menées à terme, l’UMC n’est pas une totale réussite puisque la part des marchés financiers dans le financement de l’économie n’a pratiquement pas évolué depuis le lancement du premier plan d’action en 2015.
Ceci est à mettre en regard des besoins de financement de l’UE que les financements bancaires ne peuvent pas couvrir à eux seuls : les marchés financiers sont aujourd’hui sous-utilisés pour soutenir le développement et la transformation de l’économie de l’UE qui se prive ainsi dans une large mesure d’un outil pourtant utile.
Augmenter la contribution des marchés financiers implique une transformation de notre modèle similaire à celle opérée par les États-Unis entre le début des années 70 et la fin des années 90. A la complexité de cette mutation est venu s’ajouter le bouleversement que le Brexit a apporté à l’environnement de marché européen. Auparavant, le marché financier de l’Union était en réalité essentiellement le marché financier londonien. Post-Brexit, l’environnement est désormais très différent, avec certes un transfert de ressources qui s’est opéré vers l’Union mais qui reste marginal par rapport à celles dédiées à ces activités au Royaume-Uni. Ceci signifie deux choses essentielles. D’abord, le fait que le centre financier dominant du continent, disposant des ressources les plus abondantes et de l’écosystème le plus varié est maintenant hors de l’Union européenne. D’autre part, le fait que plusieurs modèles sont envisageables pour l’avenir de l’Europe financière, avec des degrés de concentration et de spécialisation des places très différents. Jusqu’à présent, la priorité de l’UMC a été la mise en œuvre de réformes transversales d’harmonisation des pratiques, visant en somme à cueillir (avec du reste un succès variable) des « low hanging fruits » du développement des marchés de l’Union.
Se pose maintenant la question du modèle de marché à construire : souhaitons-nous un système multipolaire, est-ce réalisable, et à quelles conditions ? Que faut-il changer dans la manière de faire de l’UE pour que son modèle de marché soit performant pour le financement de son économie ? Comment gérer la concurrence inévitable avec la place de Londres, et comment le concept d’« autonomie stratégique » doit-il se décliner dans la sphère financière ? La priorité pour la prochaine législature doit selon moi être d’abord de répondre à ces questions, sans complaisance, ce qui pourrait conduire à décider de changements fondamentaux, notamment en termes d’approche.
C.E. : Vous parlez du rééquilibrage du crédit bancaire vers le marché opéré aux États-Unis. Est-ce la voie à suivre ?
S.G. : Si nous regardons le financement de l’économie américaine dans les années 70, celui-ci ressemblait fortement au financement tel qu’il était au sein de l’UE en 2015, avec une majorité de financements bancaires. Les États-Unis ont mené un certain nombre d’actions depuis cette époque, qui ont permis de passer à la situation actuelle où le financement par le marché représente 70% du total des financements des entreprises.
Pour cette mutation, les États-Unis ont pu s’appuyer sur des avantages évidents dont l’Union Européenne est, de fait, (encore) dépourvue : le fait de constituer un ensemble législatif et réglementaire unique, la prééminence du dollar dans les échanges internationaux, l’existence d’un « safe asset » à l’échelle de leur marché (les bons du Trésor), une culture déjà bien établie de l’investissement en actions chez les particuliers. Toutefois, des réformes structurelles ont été nécessaires. Ainsi, les autorités américaines ont permis la consolidation de leur secteur bancaire, même si celui-ci reste très fragmenté par rapport au marché européen. Par exemple, la loi qui interdisait jusque dans les années 70 les fusions « interstate » a été supprimée, ou encore l’utilisation du levier de la titrisation a été facilitée, ce qui a évité l’inflation des bilans des banques tout en leur permettant de continuer à accepter du risque. Le système des « pension funds » a également été déployé considérablement avec un mouvement d’allocation de l’obligataire vers les actions opéré entre 1970 et 2010. Dernier point qui est extrêmement important, ils ont agi par implication ciblée de la puissance publique. Celle-ci est intervenue là où il était clair que l’initiative privée ne suffisait pas, comme avec la création des GSEs (« goverment-sponsored enterprise »), entreprises de droit privé qui bénéficient du soutien implicite du gouvernement américain, comme cela s’est vérifié en 2008, et qui facilitent le financement de secteurs et acteurs spécifiques de l’économie. Les PME/ETI ont également la garantie extrêmement importante et structurante de la « Small Business Administration ».
La problématique est de savoir si nous pouvons répliquer en Europe ce qu’ont fait les États-Unis dans ces années-là.
Comme je l’ai dit, les États-Unis partaient d’une situation où le dollar était déjà une référence internationale, avec une seule juridiction, et une seule langue, des atouts que l’Europe ne possède pas.
Des efforts existent, notamment sur le droit des faillites, qui restera cependant difficilement harmonisable selon moi. Quant à l’euro, certes il est devenu assez rapidement une devise internationale, mais sans constituer encore une devise de réserve aussi incontestée que le dollar. S’agissant de l’implication de la puissance publique au travers des institutions européennes, la question se pose, notamment dans le cadre de l’UMC, de la volonté qu’il y aurait à engager un tel mouvement. Enfin, la titrisation reste un concept dont les institutions européennes se méfient depuis la crise de 2008, et l’idée que la titrisation est dangereuse demeure quelles que soient les conditions dans lesquelles elle est mise en œuvre. Cela prive l’économie européenne du financement additionnel que cet outil permettrait pourtant de libérer, alors même que l’examen objectif du marché amène à conclure que la titrisation européenne n’a jamais connu les excès et les dysfonctionnements de la titrisation américaine, et, à l’inverse d’elle, n’a aucune responsabilité dans la genèse de la crise de 2008 ou dans sa propagation. Malheureusement, dans ce contexte, la possibilité que ce dossier soit relancé, y compris sous la nouvelle législature, me semble très mince, d’autant que l’expertise sur ce sujet ne cesse au fil des années de s’amoindrir, chez les acteurs publics comme privés.
C.E. : En quoi l’exemple des « pension funds » américains est-il pertinent pour l’Europe ?
S.G. : Les fonds de pension permettent de transformer de manière massive l’épargne des ménages en capital pour les entreprises et ce sur le temps long, qui est celui des transitions à réaliser en Europe, et des financements indispensables qui y sont associés, qu’il s’agisse des transitions digitales, sociales avec le veillement de la population, ou encore énergétiques et environnementales.
Ce besoin de passif long investi en capital est massif en Europe. Néanmoins, les « pension funds » y sont bien moins développés, et par ailleurs des mesures sont parfois prises qui vont plutôt vers un raccourcissement du passif des acteurs longs existants. Par exemple, en France, l’assurance vie offre un horizon d’investissement d’au moins 8 ans mais l’ambition actuelle est de rendre transférable le contrat d’assurance vie avec son bénéfice, ce qui signifierait en réalité un raccourcissement considérable de l’horizon de temps du passif et donc de l’actif.
C.E. : Mais alors, s’il est difficile de répliquer le succès américain et que les « low hanging fruit » de l’UMC ont déjà été cueillis, quelle voie suivre ?
S.G. : L’harmonisation maximale au sein de l’UE, qui résulte en grande partie des actions prises dans le cadre de l’UMC, a plutôt bien fonctionné sur les marchés « wholesale ». Doit-on alors continuer à se concentrer sur cet objectif ?
Dans un système dorénavant davantage multipolaire, il faut aussi sans doute se pencher sur le développement des marchés nationaux. Ce développement doit permettre de répondre à un double objectif. Au plan économique, d’abord, un écosystème local sera plus efficace pour répondre aux enjeux et aux spécificités locales s’agissant du financement des entreprises de petite taille et de la redirection progressive de l’épargne vers des instruments de marché, qui supposera souvent un redéploiement des avantages fiscaux, par essence nationaux. Au plan politique, le développement de marchés domestiques assurera que davantage d’états membres trouveront un intérêt dans les sujets relatifs aux marchés financiers et leur prise en compte dans la réflexion sur l’autonomie stratégique de l’Union.
Au plan des moyens et des méthodes, ce développement répond à une autre logique qui n’est pas celle de définir la bonne norme à appliquer partout, mais d’observer les différentes manières de développer un marché national et de déterminer si certaines bonnes pratiques sont reproductibles. Par exemple, en France, nous avons créé la charte sur la recherche sponsorisée qui a permis de redévelopper la recherche sur les « small mid cap » et de lutter contre les effets délétères de MIF 2 (marchés d’instruments financiers) sur la recherche, notamment sur ce segment des PME-ETI. C’est une bonne pratique, sans doute reproductible car le constat réalisé en France l’a été également dans d’autres pays de l’UE. Les institutions européennes ont d’ailleurs prévu, dans le cadre du Listing Act, de la reconnaitre comme telle et de l’étendre aux autres États membres.
Or, ce qui fonctionne en France ne fonctionnera pas forcément en Bulgarie ou en Suède. Autre exemple, en Allemagne la capacité à investir sur des fractions d’actions semble bien avoir eu un effet favorable quant à l’accès des particuliers à la Bourse. L’importation de cette pratique en France et dans les autres pays membres supposerait sans doute l’évolution des cadres juridiques nationaux, ce qu’un règlement transversal européen réussirait parfaitement. Mais une approche plus fine paraît préférable, car l’opportunité de cette importation, et son rythme, dépendra de la situation de chaque marché domestique.
La prochaine Commission a donc pour enjeu fort de trouver le moyen de sortir d’une approche uniquement « top/down ». Il lui faut aussi adopter une approche « bottom up », c’est-à-dire détecter les pratiques et les produits qui fonctionnent localement, les protéger et idéalement, en permettre l’expansion là où cela sera jugé utile.
Le développement des marchés nationaux est nécessaire pour le financement des entreprises domestiques, peu ou pas connues en dehors des frontières nationales. Ce sont certaines d’entre elles qui plus tard deviendront les championnes de leur secteur et rejoindront les marchés internationaux. Permettre le développement des marchés nationaux, c’est donc préparer l’avenir de nos économies et de nos marchés « wholesale » paneuropéens.
C.E. : Quelles sont les priorités que vous voyez pour la prochaine législature ?
S.G. : L’élaboration de l’agenda de la Commission européenne 2024-2029 est une occasion unique de positionner l’UE dans la compétition mondiale. Qu’il y ait ou non un changement de leadership, l’objectif global devrait être de poursuivre et d’accélérer le développement de l’autonomie stratégique ouverte de l’Union dans les secteurs stratégiques clés, dont les marchés financiers font partie. Nous estimons que cela ne sera possible que si la compétitivité des acteurs de l’UE devient un objectif central des prochaines législations sur les marchés financiers. Si l’objectif de concurrence interne à l’UE est primordial, notamment pour l’investisseur final, il ne doit pas être la seule boussole des institutions. La capacité des établissements financiers de l’UE à être compétitifs au niveau international, y compris en dehors de l’UE, est essentielle pour l’autonomie stratégique de l’Union, surtout en temps de crise. Il faut que l’Europe se projette comme puissance, or la compétitivité est un critère essentiel de puissance.
Il faut donc travailler à l’intégrer dans la fabrication du droit européen. Par exemple, l’impact de toute nouvelle mesure CMU devrait être évalué en termes de croissance des marchés de capitaux et de compétitivité. Qu’on ne s’y trompe pas, il faut ici un véritable bouleversement des priorités européennes. Pour le dire en peu de mots, l’Union doit cesser de se penser avant tout comme un marché de consommateurs, et désormais se projeter et agir comme un marché de producteurs.
1) Entretien réalisé le 7 juillet par Thomas Dorget