Politique européenne d’asile : quel cap ?

Yves PASCOUAU

Docteur en droit, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors et au European Policy
Centre, fondateur de European Migration Law.

Le chantier a 20 ans… C’est en 1999 que les États membres de l’Union européenne ont décidé de poser les fondements d’une politique européenne de l’asile. Si l’action législative a été importante, les objectifs définis il y a 20 ans n’ont pas tous été atteints. Alors que la « crise des réfugiés » a donné priorité à la « politique de maîtrise des flux migratoires » au détriment du droit d’asile, on peut s’interroger sur la capacité des États à bâtir un espace européen de protection perçu et vécu comme tel par les acteurs et les réfugiés.

En octobre 1999, les chefs d’État ou de gouvernement européens se sont retrouvés à Tampere en Finlande. À cette occasion, ils ont posé les ­fondements de la politique européenne d’asile. Cette dernière devait reposer sur « le respect absolu du droit de demander l’asile » et comprendre « la mise en place d’un régime d’asile européen commun ». Ce régime d’asile devait être fondé sur l’application intégrale de la Convention de Genève et le respect du principe de non-refoulement(1) et aboutir à l’établissement d’une « procédure d’asile commune et un statut uniforme, valable dans toute l’Union, pour les personnes qui se voient ­accorder l’asile ».

Sur cette base, les institutions européennes ont adopté deux séries de législations, entre 2003 et 2005 et entre 2011 et 2013, qui ont eu pour objet et pour effet d’harmoniser de ma­nière importante les législations nationales et d’assurer un niveau de protection élevé des demandeurs d’asile et réfugiés. Si le régime d’asile européen commun tel que présenté à Tampere n’est pas encore abouti, car il reste encore des divergences entre les droits et les pratiques des États, il est malgré tout un des régimes les plus protecteurs du monde.

Seulement, ce régime souffre de deux limites principales. La protection qu’il établit ne peut produire ses effets que si les États membres mettent en œuvre correctement le droit de l’UE. Ce qui n’est pas toujours le cas et impose le développement d’un contrôle plus important de l’action des États. D’autre part, et surtout, la protection ne fonctionne qu’à la condition que le demandeur d’asile soit effectivement entré sur le territoire des États membres. Or, l’accès au territoire de l’UE est devenu au fil des années de plus en plus difficile et dangereux.

Si 20 ans après Tampere la protection du réfugié demeure un référent politique et symbolique fort, la « crise des réfugiés » de 2015 a accentué la tension entre politique d’asile et politique de « maîtrise des flux migratoires ». Les actions adoptées ou proposées pour répondre à la « crise » peuvent-elles restreindre le droit d’asile ?

Une confrontation entre le droit d’asile et la politique de « maîtrise des flux migratoires » s’est avant tout manifestée dans le domaine de l’action extérieure. La Déclaration UE-Turquie de mars 2016 en a fourni un premier exemple. Cette déclaration prévoit que les demandeurs d’asile arrivés en Grèce puissent être renvoyés en Turquie en application du concept de pays tiers sûrs. Or, la Turquie n’est pas un pays tiers sûr au regard du droit de l’UE notamment parce que le statut de réfugié au sens de la convention de Genève ne leur est pas accordé. Ainsi, la nécessité « d’endiguer » les flux en provenance de Turquie a conduit à une remise en question des garanties offertes par le droit de l’UE.

Plus récemment, c’est le concept de « plateformes de débarquement » – pendant externe des « centres contrôlés » devant être établis dans l’UE – qui a soulevé des interrogations. Ce concept propose de transférer des personnes secourues en mer vers des pays tiers afin que leur situation y soit examinée. Or, ces transferts ne pourront s’exercer que si les conditions d’examen des demandes d’asile et les statuts délivrés dans ces pays respectent les standards garantis dans l’UE. À défaut, le risque existe de violer le principe de non-refoulement.

Le problème des « mouvements secondaires »

En interne, la confrontation s’est nouée autour de la question des « mouvements secondaires ». Dans un espace sans contrôles aux frontières intérieures, les migrants et demandeurs d’asile se déplacent d’un État membre vers un autre alors qu’ils n’y sont pas autorisés.

Ces « mouvements secondaires » résultent tant de l’absence de mécanisme de répartition des demandeurs d’asile entre États que du souhait des individus d’aller dans un État plutôt que de rester dans un autre. En pratique, alors que les entrées s’effectuent par les frontières terrestres de l’espace Schengen, les demandes d’asile se concentrent dans d’autres États tels que l’Allemagne ou la Suède.

Cette question pèse sur les relations entre les États car elle suppose, d’une part, de s’accorder sur une meilleure répartition des demandeurs d’asile et, d’autre part, de reconnaître que des efforts pour améliorer l’accueil et le traitement des demandes d’asile doivent être réalisés par certains États, ceux dans lesquels les demandeurs ne veulent justement pas rester. Or les discussions sont difficiles.

Mais c’est également sur la personne du demandeur d’asile que l’action s’est portée. La Commission européenne a proposé en 2016 d’adopter de nouvelles règles (encore en négociation) pour renforcer le régime des sanctions contre les demandeurs d’asile en situation ou présentant un risque de « mouvement secondaire ». De la restriction à la liberté de mouvement au placement en procédure accélérée, c’est un régime davantage punitif qui est proposé. Si le dispositif est adopté, le statut du demandeur d’asile serait alors fragilisé.

Sur fond de « crise », la Commission a proposé une refonte de tous les textes qui établissent le régime d’asile européen commun. Mais une refonte complète ne s’imposait pas. Ce n’est pas le régime d’asile qui est apparu inadapté face à la crise mais le règlement « Dublin » c’est-à-dire le texte qui permet de déterminer l’État responsable de l’examen de la demande d’asile.

Le mécanisme de Dublin dysfonctionne depuis les origines. Les critères qu’il établit ont pour effet de faire porter la responsabilité de l’examen des demandes d’asile aux États de première entrée (Italie, Grèce et Espagne). Or ces derniers, pas plus que les autres États membres ne veulent, ni ne peuvent, seuls supporter la charge de l’arrivée des demandeurs d’asile en Europe. Ils ont donc régulièrement cherché à « esquiver » l’application de ces règles en n’enregistrant pas les demandeurs d’asile entrant sur leur territoire ou en refusant de les prendre en charge lorsqu’un autre État le leur demandait.

En outre, les critères de « Dublin » sont eux-mêmes générateurs de « mouvements secondaires » puisqu’ils ne prennent en compte ni le choix de l’État de destination par le demandeur d’asile, ni la capacité d’intégration des demandeurs d’asile et réfugiés dans un État membre donné notamment par le travail. En pratique, et alors qu’ils devraient normalement rester dans le premier État d’entrée, les demandeurs d’asile se déplacent dans ­l’espace Schengen.

La priorité : réformer Dublin

Si le phénomène migratoire de 2015 a mis en lumière les dysfonctionnements de « Dublin » (absence d’enregistrement et d’identification des personnes, « mouvements secondaires », impossibilité de transférer les demandeurs, etc.), il a aussi rappelé le lien « existentiel » entre Dublin et Schengen. Le système de détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile existe précisément parce que Schengen organise un espace sans contrôles aux frontières intérieures.

 Or, dans le « désordre » résultant de la pression migratoire exceptionnelle de 2015, fallait-il modifier l’ensemble des règles de l’asile ou bien s’attacher à repenser en priorité un dispositif inadapté ? Plutôt que de lancer une réforme globale du régime d’asile, sans avoir au préalable évaluer la pertinence des règles existantes, la Commission européenne aurait dû s’attacher en priorité à réformer « Dublin » pour rendre ce dispositif plus équitable et plus efficace. Mais, la pression des faits et la tyrannie de l’action législative ont fait prévaloir une autre logique.

Le tableau paraît à ce stade bien sombre. Mais la « crise » doit servir de point d’analyse et de réflexion. Si les règles européennes actuelles garantissent un haut niveau de protection, les États membres n’ont pas atteint l’objectif du régime d’asile européen commun qui devait créer un espace unique de protection.

Les « mouvements secondaires » démontrent que les demandeurs d’asile ne conçoivent toujours pas l’espace européen comme tel. Ils estiment toujours, plus à raison qu’à tort d’ailleurs, que l’asile n’est pas accordé de la même manière dans les États européens et ne perçoivent dès lors pas cet espace comme une entité unique. Si les règles actuellement en négociation visent à harmoniser davantage le droit d’asile, l’objectif relève plus d’un souci de « maîtrise des flux » que d’une volonté d’établir un « espace européen de protection ».

Plutôt que de chercher à adopter des règles qui augmentent la contrainte sur les individus, les acteurs européens pourraient travailler à créer cet espace de protection tel que défini à Tampere. Cela passe tout d’abord par une meilleure mise en œuvre du droit existant et une plus grande convergence des pratiques administratives, notamment en termes de reconnaissance du statut de réfugié. Cela suppose, ensuite, une plus grande compréhension des motivations des demandeurs d’asile et par conséquent l’intégration d’une part plus importante de subjectivité dans le droit. Cela impose, enfin, une plus grande solidarité entre États européens pour répartir, partager et assurer un traitement digne des personnes en quête de protection internationale.

1) Le principe de non-refoulement est un principe du droit international relatif aux réfugiés, qui stipule qu’aucun État ne peut refouler un réfugié vers un pays où sa vie ou sa liberté peut être menacée.

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