L’externalisation, nouveau pilier européen de l’asile

Sara PRESTIANNI

Spécialiste des questions de migrations, chercheure à ARCI (Italie)

L’Union européenne a choisi de confier aux pays de transit et d’origine des migrants la gestion des flux migratoires et leur demande, à travers cette politique d’« externalisation » qui s’est accentuée après la « crise des réfugiés » de l’été 2015, de prévenir les arrivées de migrants en Europe. Sara Prestianni questionne les conséquences d’une telle politique.

Des Fonds européens en échange de plus de contrôle aux frontières. Des réadmissions plus simples(1). Des expulsions accélérées. C’est désormais ce qui est au cœur des politiques d’immigration et d’asile, tant au niveau national que continental. L’objectif est clair : impliquer davantage les pays d’origine et de transit des migrants dans le contrôle des flux vers l’Union européenne.

La dimension externe de l’asile et la migration commence à apparaître au début des années 2000 – comme le démontrent la proposition du gouvernement Blair en 2003 de créer des camps de demandeurs d’asile dans les pays de transit, l’accord Italie-Libye de 2008 ou encore celui entre l’Espagne et le Maroc entré en vigueur en 2012 – mais s’institutionnalise comme pilier de l’agenda européen lors de la « crise migratoire » de 2015. De 2000 à 2010, de nombreux pays tiers, frontaliers de l’UE, se dotent, sous la pression des autorités de Bruxelles, de lois sur l’asile et l’immigration qui criminalisent les départs, créant ainsi le délit d’« émigration clandestine » en flagrante violation de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ou encore signent des accords ponctuels de réadmission. Mais c’est avec le Sommet de la Valette en novembre 2015 et la signature de l’Accord UE-Turquie en mars 2016 que ce processus se formalise. Réunis à Malte, les dirigeants des États européens ont créé le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique, également appelé « Trust Fund », qui est un outil, hors du contrôle du Parlement européen, permettant de financer rapidement des initiatives visant à « s’attaquer aux causes profondes des migrations illégales ».

Cette enveloppe a ainsi permis d’obtenir des liquidités afin de faciliter les pourparlers avec les pays tiers. Cette monétisation des relations internationales conduit à une logique d’échange qui semble oublier les droits de l’homme et le destin de milliers de personnes sur le continent africain et asiatique. Une logique qui s’applique aux pays situés sur la route de la migration, avec le risque que des dictatures, telles que l’Érythrée ou le Soudan ou des régimes autoritaires comme la Turquie, tirent profit du rôle de partenaire que l’Union Européenne leur a attribué dans la lutte contre l’immigration, pour recouvrer une légitimité internationale, en tentant de faire passer au second plan les crimes que ces États ont commis.

Logique dangereuse

La logique du Sommet de la Valette est claire : « aider à domicile » les États africains et en échange leur demander de fermer leurs frontières et de réadmettre leurs citoyens que les États membres considèrent comme indésirables. Cette logique s’avère dangereuse pour différentes raisons. Tout d’abord parce qu’elle repose sur l’idée que le développement pourrait résoudre les causes des flux migratoires. C’est là sous-entendre que les personnes qui arrivent sur nos côtes ne font que fuir la famine, et transformer ainsi pour l’opinion publique de potentiels demandeurs d’asile en « migrants économiques ». Un tel présupposé nie les causes réelles de la plupart des déplacements qui sont politiques : ces populations fuient des dictatures, des régimes totalitaires, des conflits et des persécutions ciblant des groupes spécifiques de la population.

De plus, l’on se rend compte qu’une grande part des fonds de coopération internationale ne sont pas alloués à des projets de développement, mais s’avèrent être des mesures de contrôle et de répression aux frontières. Les conditions requises, introduites de manière explicite dans la nouvelle proposition de la Commission européenne, transforment, qui plus est, ces fonds en de véritables instruments de chantage, menaçant les États qui refusent de fermer leurs frontières et récompensant ceux qui répriment leurs citoyens ou les réfugiés en transit sur leur territoire, au nom d’une collaboration avec l’Europe. La politique d’externalisation de l’Union européenne se transforme en une forme d’ingérence perturbant des équilibres africains déjà précaires. Exiger que des pays comme le Niger, le Soudan ou le Cameroun contrôlent et donc ferment leurs frontières marque une violation du principe de libre circulation des biens mais aussi, et surtout, des ­personnes, garanti au sein de la CEDEAO (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest).

Risques accrus pour les migrants

Le processus d’externalisation du contrôle des frontières européennes semble évoluer de manière croissante vers une dimension militaire et sécuritaire alors que de l’équipement militaire est envoyé aux pays de transit et d’origine. En Afrique, après EUCap Sahel – une force anti-terrorisme qui revêt aujourd’hui un rôle central dans la politique de gestion des frontières – et les missions militaires italiennes en Libye et au Niger, c’est le tour de la force conjointe du G5 Sahel qui – au-delà d’une contribution initiale de 100 millions d’euros – s’est vue attribuer 500 millions d’euros supplémentaires au cours du sommet de mars 2018 avec pour mission d’élargir ses fonctions au contrôle de la migration dans cette région. La mission EUCap Sahel vient d’être prorogée par le Conseil pour une durée de deux ans, jusqu’au 30 septembre 2020 avec un budget de 63,4 millions d’euros.

Ce processus de militarisation de l’externalisation répond non seulement à l’objectif de bloquer les arrivées des migrants en Europe mais s’avère aussi coïncider avec les intérêts de l’industrie italienne d’armement alors que ce marché, d’un point de vue géostratégique, devient de plus en plus intéressant(2). Le coût humain de ces politiques apparaît de plus en plus élevé, autant pour la population des pays dans lesquels les armées européennes s’installent, que pour la vie des migrants, qui ­s’exposent à des risques de plus en plus importants. Comme cela s’est déjà produit en Méditerranée orientale entre la Turquie et la Syrie, sur la route de la Méditerranée centrale, la frontière est désormais floue entre les moyens fournis pour le contrôle des migrants et ceux utilisés pour la répression des populations et le contrôle du territoire. Les populations des pays africains sont les grands perdants du renforcement de régimes autoritaires issus de la coopération entre leurs propres gouvernements et l’UE pour le contrôle des flux migratoires.

De fortes inquiétudes sont alimentées aussi par la collaboration entre l’UE et les fragiles autorités libyennes. La fermeture de la route de la Méditerranée a amené l’Italie, grâce à la contribution de l’Europe, à sous-traiter les opérations de sauvetage aux garde-côtes libyens, tout en étant conscients des liens étroits que ces derniers entretiennent avec les milices ainsi que des violences perpétrées contre les migrants tant en mer que sur terre, comme l’a souligné le Conseil de Sécurité de l’ONU(3). La sous-traitance de nos obligations de secours en mer aux Libyens a coïncidé avec une campagne dénigrant l’action des ONG portant secours aux migrants en mer. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants se retrouvent pris au piège en Libye dans des camps de détention aux mains de milices recourant à la torture systématique. La signature de l’accord Italie-Libye en 2017, le « dialogue » avec les milices qui gèrent les départs et les ethnies qui contrôlent le sud libyen ainsi que l’équipement et le renforcement des garde-côtes libyens ont facilité l’opération de quasi-fermeture de la route de la Méditerranée centrale. La même logique a été appliquée à la Tunisie ainsi qu’aux autres pays frontaliers secondaires, comme le Soudan et le Niger. Principal bénéficiaire du Fonds Fiduciaire européen pour l’Afrique – environ 200 millions d’euros de projets financés à ce jour, auxquels s’ajoute la promesse récente de 500 millions supplémentaires pour la région du Sahel – et des 50 millions d’euros du Fonds Afrique –, le Niger s’est engagé en contrepartie à créer de nouvelles unités spécialisées dans le contrôle des frontières et de nouveaux postes-frontières. Le Niger est aujourd’hui considéré comme la « frontière sud de l’Europe », représentant ainsi le laboratoire le plus avancé de la politique d’externalisation. Cette politique a pour conséquence de criminaliser la mobilité et de pousser les migrants à sortir des chemins battus, au péril de leur vie. Le désert du Ténéré, comme la Méditerranée, se transforme en un nouveau cimetière à ciel ouvert.

1) Des accords passés entre pays d’origine des migrants et UE permettent de renvoyer une personne en situation irrégulière vers le pays signataire de façon automatique.

2) Mark Akkerman dans son rapport « Expanding the fortress » (mai 2018) démontre que l’augmentation des dépenses en matière de sécurité des frontières a bénéficié à un large éventail d’entreprises, en particulier des fabricants d’armes et des sociétés de sécurité biométrique.

3) Final Report of the Panel of Experts on Libya, S/2017/466.

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