Entre America First et les Routes de la Soie, que peut l’Europe ?

Anne MACEY

Déléguée générale, Confrontations Europe

Dans un contexte de retour des puissances, face aux stratégies américaine et chinoise, quelle réponse l’Europe peut-elle construire, alors que ses États membres sont divisés ?

La stratégie « America First » de Donald Trump conduit à une remise en cause d’un ordre international libéral fondé sur des règles. Le président américain croit pouvoir agir seul face à son grand rival stratégique : la Chine.

La Chine de son côté s’est donnée pour ambition le leadership mondial en matière d’innovation d’ici 2050. Elle concurrence déjà les Américains en matière de hautes technologies. Son projet de Routes de la Soie, d’immenses infrastructures maritimes et ferroviaires entre la Chine et l’Europe en passant aussi par l’Afrique, constitue pour nous autant d’opportunités d’échanges que de menaces stratégiques. Concurrence déloyale, transferts de propriété forcée, non-respect de la propriété intellectuelle, entreprises aux mains de l’État chinois, problème d’accès au marché, la Chine ne respecte pas toujours nos règles et attise nos désunions.

Et l’Europe alors, dans tout ça ? L’Europe demeure encore divisée entre petits pays qui promeuvent le libre-échange parce que leur marché est trop petit, l’Allemagne, bien positionnée dans les chaînes de valeur mondiales, et des pays comme la France, qui se déclarent en faveur d’une « Europe qui protège ».

C’est pourquoi l’Europe n’a jusqu’à présent que peu fait évoluer sa doctrine commerciale. Elle continue de croire qu’elle atteindra le leadership technologique en ouvrant ses marchés numériques encore fragmentés entre États membres, grâce au marché unique numérique lancé en 2015.

Certes, nous avons besoin d’un vaste marché intérieur pour le développement de nos PME comme les Américains et les Chinois(1). Certes, l’Europe est ouverte mais pas offerte, et continue de renforcer son arsenal de défense commercial, de cybersécurité, de contrôle des investissements étrangers, de cloud européen…

 

Impulsion européenne

Mais penser dans le contexte international actuel que l’ouverture du marché va permettre à l’Europe de devenir leader en matière de hautes technologies… est un peu court. La doctrine de l’Union européenne peut-elle rester scotchée au consensus de Washington et à la doctrine Reagan/Tchatcher des années 1980, alors que le monde d’aujourd’hui est en rupture par rapport à cet ordre libéral occidental ?

Dans une économie de réseau comme l’économie numérique, seule une impulsion européenne peut permettre de faire la différence. Les Européens peuvent encore s’imposer, non en créant un Facebook ou un Google européen, mais par l’utilisation des données en matière industrielle, l’intelligence artificielle pour améliorer nos vies dans la santé, les transports…

De même, comment ne pas voir que le changement climatique suppose une impulsion publique aux différents niveaux : international, européen, national, des acteurs privés et des citoyens ? La finance privée actuelle ne pourra pas seule, malgré la multitude d’initiatives qui se développent en la matière, répondre au défi de réinternaliser les externalités, sans appui, sans complémentarité de banques publiques de développement et des Banques centrales. Il s’agit bien de développer l’innovation pour lancer le nouveau régime de développement et de former le capital humain dans cette perspective.

Alors que la montée en puissance de la Chine dans les nouvelles chaînes de valeur internationales s’accélère, nous avons besoin d’une vision à l’horizon 2050 pour identifier les positionnements stratégiques, construire nos avantages comparatifs dans la durée et les traduire en filières industrielles européennes. La Commission européenne n’est pas encore dotée d’une capacité de prospective à la hauteur des enjeux. Elle ne peut se faire en vase clos avec des experts mais devrait s’appuyer sur un réseau de prospective puisant dans les différents États, comme le promeut Confrontations Europe et son président fondateur depuis de longues années.

Dans le contexte actuel, l’économique ne peut plus être découplé du stratégique. C’est une question d’autonomie. La capacité d’agir exige de bâtir une stratégie européenne de sécurité et de compétitivité qui passera par un agenda ambitieux et cohérent d’investissement de long terme, cheval de bataille de Confrontations Europe et ses partenaires privés et publics depuis plus de 12 ans. En somme, si l’on ne veut pas que tout cela ne se traduise dans le protectionnisme et la guerre, il faut à la fois plus de marché et plus d’État, mais aussi plus de coopération au service des bonnes finalités, les biens communs aujourd’hui en danger (climat, santé, éducation, numérique…).

Nouveau multilatéralisme

Sans compter que l’Europe ne peut pas revendiquer un nouveau multilatéralisme sans repenser ses relations avec son voisinage et notamment avec l’Union africaine, dans un « partenariat d’égal à égal » ; ce qui exige de faire évoluer substantiellement les accords commerciaux avec l’Afrique pour viser un développement d’intérêt mutuel(2).

Il faudra bien en effet réinventer un ordre international profondément contesté. Nous travaillons avec les Américains et les Japonais à moderniser l’Organisation Mondiale du Commerce aujourd’hui paralysée. Et dialoguons à nouveau avec les Chinois qui ne nous parlaient plus depuis que nous leur avions refusé le statut d’économie de marché. Mais la France et le Royaume-Uni seront sortis du G8 en 2030. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) se serrent les coudes, unis dans la contestation des valeurs occidentales et interventionnistes. Ils se structurent notamment au sein de l’Organisation de coopération (économique et sécuritaire) de Shanghai qui regroupe la Chine, la Russie, quatre pays d’Asie centrale, et à présent l’Inde et le Pakistan, soit plus de 3 milliards d’habitants… Le multilatéralisme n’est pas mort mais son épicentre a changé.

Et finalement, n’est-ce pas plutôt la question des finalités du commerce international qui doit être reposée : faut-il viser seulement la libéralisation des échanges, alors que la structure du commerce mondial contribue à accentuer de gigantesques inégalités à l’origine de la remise en cause de l’ordre international ? Ainsi, 5 % des entreprises exportatrices d’un pays captent en moyenne au niveau mondial 80 % des revenus. Ou bien, comme le suggère le dernier rapport de la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement, cibler le plein emploi et le développement dans tous les pays, auxquels il faudrait ajouter la sauvegarde de la planète ?

1) Si cette fragmentation n’a pas empêché Amazon ou Netflix de se déployer sur les marchés européens, c’est bien parce qu’alors qu’ils étaient dans leur phase de développement, ils ont pu s’appuyer sur le vaste marché intérieur américain (idem pour leurs nouveaux concurrents chinois).

2) Lire p. 18, l’article « Renouveler les relations entre l’Europe et l’Afrique de l’Ouest » de Claude Fischer.

Derniers articles

Articles liés

Leave a reply

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici