Par Didier Billion, Directeur adjoint de l’IRIS (Institut de Relations Internationales et Stratégiques à Paris), Auteur de La Turquie, un partenaire incontournable (Eyrolles, 2021) – LA REVUE #136.
La question posée renvoie en réalité à de multiples problématiques dont nous ne ferons ici qu’esquisser schématiquement quelques éléments de réponse. Pour aller à l’essentiel, elle renvoie, d’une part, aux interrogations sur l’architecture de sécurité européenne elle-même et, d’autre part, sur l’état actuel de la relation entre la Turquie et l’Union européenne.
Pour ce qui concerne le premier élément, force est d’admettre que la récurrente question de l’édification d’une Europe de la défense marque le pas. Nous entendons régulièrement des spécialistes du dossier se féliciter de telle ou telle micro-avancée positive et/ou décision pratique. Cette autosatisfaction concernant au final des points de détail cache mal l’extrême difficulté des membres de l’Union européenne à se doter d’une vision et d’objectifs communs en matière d’enjeux sécuritaires et stratégiques. Au cours des dernières années, c’est durant la présidence de Donald Trump, qui avait la fâcheuse tendance à considérer les Européens non pas comme des alliés mais comme des vassaux, que la volonté européenne de parvenir à des résultats tangibles sur la construction d’une architecture commune de sécurité s’est le plus clairement manifestée. L’élection de Joe Biden, et surtout l’agression de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, a depuis lors rebattu les cartes. Non seulement les vieilles divergences entre les États baltes et de l’Est de l’Europe avec ceux de l’Europe occidentale et méridionale ont resurgi avec force et se sont aiguisées. Mais le concept d’autonomie stratégique européenne développé par Emmanuel Macron ne semble plus désormais intéresser que les Français. En ce sens, l’architecture de sécurité européenne risque d’être un vœu pieux dans la période qui vient, d’autant que nous assistons à une nouvelle et spectaculaire vigueur de l’OTAN dans les enjeux sécuritaires et de défense de l’Union européenne. Décidément, l’organisation transatlantique n’est pas en situation de mort cérébrale comme d’aucuns l’avaient imprudemment déclaré en novembre 2019.
C’est dans ce contexte qu’il faut penser la place et le rôle de la Turquie au sein de ces enjeux de sécurité. Ces derniers dépendent évidemment avant tout du niveau de la relation politique entre les deux parties. Pour parler clair, il est très dégradé. Les pourparlers d’adhésion ont débuté en octobre 2005, et depuis lors seulement seize chapitres de négociation sur trente-cinq ont été ouverts, un seul a été refermé, certains sont purement et simplement bloqués sur décision du Conseil européen. La Croatie qui a initié ses pourparlers avec l’UE en 2005 a, pour sa part, adhéré en 2013… On comprend que les Turcs en ressentent quelque amertume, et nous savons que le thème du deux poids-deux mesures revient fréquemment lorsqu’est abordée la relation entre l’UE et la Turquie à Ankara ou sur les rives du Bosphore.
Il nous faut réinventer un mode de relation qui soit basé sur des synergies positives et qui pourraient se décliner sur des dossiers d’intérêt commun..
Didier Billion
Pourtant, la candidature de la Turquie, au vu de son histoire, de sa démographie, de sa situation géostratégique, aurait dû nous obliger à penser en d’autres termes nos relations avec ce partenaire, notamment quant à la pertinence du niveau européen pour agir efficacement et positivement sur les enjeux internationaux et plus particulièrement sur les dossiers régionaux. La perspective de l’adhésion aurait dû être conçue en termes d’amplification de puissance pour chacune des parties concernées. Cela n’a pas été le cas.
À la lumière de ces quelques éléments, il est fort peu probable que la Turquie prenne une place significative dans une hypothétique architecture de sécurité, dont nous considérons qu’elle ne sera au mieux réalisable que dans un avenir de long terme. Si nous voulons néanmoins progresser en cette direction, il nous faut alors envisager une refondation complète de la relation euro-turque. La question ne se pose plus, à ce jour, en termes d’adhésion ou de non-adhésion. Il nous faut réinventer un mode de relations qui soit basé sur des synergies positives et qui pourrait se décliner sur des dossiers d’intérêt commun, dont les questions sécuritaires et de défense ne seraient pas des moindres. À ce stade, il est à craindre que, lassée des rebuffades européennes et consciente des limites de l’architecture européenne de sécurité, la Turquie considère l’OTAN comme sa meilleure assurance sécurité et qu’elle affiche un fort scepticisme à l’égard des réalisations européennes sur ces sujets. Les quelques courtes et vagues mentions concernant la Turquie dans le document Une boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, adopté par les 27 États membres en mars 2022, ne sont pas véritablement prometteuses de coopérations renforcées en ces domaines et il n’est pas possible, dans la conjoncture présente, de répondre positivement à la question posée.