Édouard-François LE LENCQUESAING, Jean-Robert LEONHARD et Marine POUZOULET
Édouard-François, trésorier de Confrontations Europe et président de l’EIFR (European Institute of Financial Regulation)
Jean-Robert, conseiller Finance à Confrontations Europe
Marine, chargée d’études à Confrontations Europe
L’Union des Marchés de Capitaux est en voie de construction. Sa doctrine et ses modalités gagneraient à être consolidées pour renforcer l’investissement et le financement dans l’Union dans le contexte du Brexit et de l’affirmation des autres pôles mondiaux.
Depuis le lancement de l’initiative Union des Marchés de Capitaux par la Commission en 2015, les objectifs n’ont pas varié : diversifier les sources de financement aux entreprises, en particulier aux petites et moyennes entreprises ; réduire le coût du capital ; élargir les possibilités d’investissement des épargnants dans l’ensemble de l’UE ; faciliter l’investissement transfrontière et attirer davantage d’investissements étrangers dans l’UE ; soutenir les projets à long terme ; renforcer la stabilité, la résilience et la compétitivité du système financier de l’UE(1).
Ces objectifs font largement consensus. Mais la méthode impliquant une certaine vision stratégique de l’organisation des marchés de capitaux et s’appuyant à la fois sur des initiatives législatives et des incitations nationales pose question.
Quel chemin reste-t-il à accomplir ?
L’Union des marchés de capitaux (UMC) est née d’un constat : la fragmentation des marchés financiers des États membres empêche l’Union européenne non seulement de résister pleinement aux futures crises mais aussi de s’affirmer, en tant que sphère financière d’influence, par rapport aux autres pôles mondiaux. L’UMC doit aussi permettre de diversifier et de rendre plus compétitifs les circuits de financement des entreprises en rééquilibrant le rôle du crédit par rapport à celui des marchés de capitaux, actuellement dans un rapport de 80/20, à l’inverse des États-Unis.
Sur ces fondements, un programme en 33 chapitres a été lancé. Ont d’ores et déjà été adoptés trois règlements portant respectivement sur la législation relative aux prospectus(2), sur les règles en matière de titrisation et sur le régime des fonds capital-risque et des fonds d’entreprenariat social. En parallèle, plus d’une dizaine de propositions ont été présentées par la Commission afin d’avancer dans l’ensemble des six domaines concernés par le Plan d’action(3).
Les propositions les plus significatives, qu’il s’agisse du cadre de restructuration préventive et de seconde chance pour les entreprises, du produit paneuropéen d’épargne-retraite individuelle, de la réforme des autorités européennes de surveillance ou encore des règles applicables aux entreprises d’investissement, ont toutes déjà fait l’objet de discussions à la fois techniques et politiques avancées entre les institutions européennes et les États membres, et pourraient être concrétisées en 2019. De même, les mesures visant à favoriser les comportements financiers durables pourront être mises en œuvre grâce à l’adoption d’un Plan d’action spécifique.
Ces mesures sont effectivement souhaitables et nécessaires. Mais ont-elles concrètement permis de répondre à la stratégie plus globale constituée par l’ensemble des objectifs précédemment mentionnés ? Il peut, en effet, sembler pertinent de s’interroger sur le risque de se laisser enfermer dans une approche sectorielle complexe en risquant de perdre de vue la volonté stratégique initiale.
Que reste-t-il à faire ?
Notons que la notion de « stratégie » doit être ici entendue dans un sens précis : la construction d’une industrie financière européenne compétitive, capable de fournir des sources alternatives de financement à l’économie et de mieux connecter l’épargne aux énormes besoins en investissements de l’Union. En France nous élargissons cette démarche, au-delà des seuls marchés de capitaux, à une stratégie de financement et d’investissement, s’appuyant sur le développement d’une culture d’investissement de long terme et le rééquilibrage du bilan des entreprises en faveur des capitaux propres (equities) au détriment de la dette. Entre 80/20 et 20/80, l’équilibre n’est pas évident. Les études théoriques n’ont jamais réellement tranché en faveur de l’un de ou de l’autre système(4) et chacun paraît doté d’avantages et d’inconvénients différents. Faute de certitude « scientifique », il paraît sage de rechercher une répartition équilibrée entre les deux canaux. Or, en Europe, les financements bancaires représentent 80 %, contre 20 % par les marchés(5). Et la réglementation mise en place après la crise à des fins de stabilité, contraint le crédit de façon importante. Pour faire face à ce rééquilibrage il faut d’abord traiter la question culturelle. Certains pays sont très éloignés de cette culture de marché or ils sont comme les autres contraints de prendre en compte le nouveau contexte prudentiel. L’Europe ne pourra atteindre sa masse critique en termes de marché de capitaux qu’avec un nombre réduit de pays dont la France qui est déjà à 60/40. D’où l’idée pragmatique d’une « proxunion ou union de proximité, « bottom up » s’appuyant sur les pratiques locales convergeant progressivement vers un marché unifié.
Le Brexit rend encore plus pressant le besoin d’une industrie financière européenne. Le départ du Royaume-Uni va déclencher une nouvelle approche du rôle des places financières. L’hyper concentration à Londres était probablement un modèle du passé. Les modèles modernes sont beaucoup plus décentralisés, privilégiant la proximité entre clients et utilisateurs. Il s’agit donc de construire un réseau cohérent de places financières et seulement dans ce contexte chercher la spécialisation et les synergies.
Quelle que soit la qualité théorique du système, il perdrait toute efficacité si chaque État membre avait la possibilité de l’utiliser à sa façon, en fonction de ses propres choix. La proposition de la Commission concernant la réforme des autorités européennes de surveillance constitue donc un point clé de la réussite. Il faudra à la fois de la conviction et du doigté. De la conviction pour imposer l’architecture de surveillance permettant de renforcer les marchés financiers et leur intégration. Du doigté pour permettre les respirations du système dans le partage des rôles entre Union et national afin d’en améliorer l’efficacité au plus près du terrain sans affaiblir la force de l’ensemble. Si la réforme envisagée de l’ESMA(6) et des autres Autorités européennes de surveillance paraît technique, elle constitue en fait un enjeu politique de première importance. Et ce d’autant qu’elle devra contribuer à clarifier la distinction entre pouvoir réglementaire et pouvoir de contrôle.
Ceci renvoie en effet à la question de l’équilibre entre sécurité financière et financement de l’économie. De fait, il n’y aura d’économie saine et durable que reposant sur un système financier stable, mais une réglementation prudentielle excessive peut étouffer l’élan économique et même conduire à des dysfonctionnements, facteurs d’instabilité. Or, malgré quelques ajustements, notamment sur les exigences en capital imposées par Solvabilité II aux assurances, la question demeure. C’est ainsi que sur le sujet sensible de la titrisation (on se souvient que ce mécanisme fut impliqué dans la crise des « subprimes ») le Règlement du 12 décembre 2017 prétend définir un cadre « sûr, simple et transparent »(7) quand, de leur côté, les professionnels critiquent le caractère trop restrictif du texte qui, selon eux, ne permettra pas de redynamiser cette activité(8). Le débat est d’autant plus difficile que les réponses varient selon les classes d’actifs. Mais il s’agit là encore d’un enjeu d’importance politique, sous les apparences d’une question technique. Pour la nouvelle Commission, il s’agira de revisiter le corpus « Barnier » et de passer à une phase d’ajustement pour passer de « better » à « smart » regulation ! Dans cet exercice sensible le rôle du lobby sera aussi à revoir autour d’une notion de « bien commun » clairement partagée entre le public et le privé.
Enfin, il faut éviter de payer l’éventuelle perfection de notre système européen d’un affaiblissement par rapport aux autres zones financières. Dépassant l’attitude défensive, il faut s’assurer que l’ensemble constitué par l’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux contribue réellement à renforcer l’union économique et monétaire en vérifiant que l’Europe accroît ainsi son attractivité envers les investisseurs mondiaux.
Confrontations Europe entend répondre, avec ses partenaires, à l’appel de la Commission qui écrivait, dans sa communication du 28 novembre : « Une réforme des marchés de capitaux ne peut être réalisée par la seule Commission. Toutes les parties prenantes aux niveaux national et de l’Union doivent également renforcer leur engagement et faire leur part ».
Cet appel correspond bien à l’ADN de Confrontations Europe dont le préambule des statuts précise qu’il convient de compter « sur l’implication et l’expertise de tous es acteurs pour être passerelle entre la société, les institutions et responsables politiques européens ».
1) www.consilium.europa.eu/fr/policies/capital-markets-union
2) « Documents juridiques que les entreprises publient à l’attention des investisseurs potentiels et qui portent sur les valeurs mobilières qu’elles émettent et sur elles-mêmes », Conseil de l’Union européenne, 25 octobre 2018.
3) Cf. Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil économique et social et au Comité des régions – Un plan d’action pour la mise en place d’une union des marchés de capitaux, COM(2015) 468 final, Bruxelles, 30 septembre 2015 (JPM).
4) Voir l’article « Financial integration in Europe », Banque centrale européenne, mai 2018 (page 66 et suivantes).
5) Voir la Financial stability review, Banque de France, avril 2018 (page 7).
6) European Securities and Markets Authority, ESMA.
7) Vocabulaire utilisé par exemple dans le communiqué du Conseil européen après l’accord du 30 mai 2017 avec le Parlement.
8) Voir par exemple le Mémo n° 9 « Développer les marchés de capitaux en Europe » de la Fédération Bancaire Française.