Dans cet article pour Confrontations Europe, Piotr Maciej Kaczyński, Expert de la Fondation du Centre Bronisław Geremek et Dariusz Dybka, Conseiller en matière de climat et partenaire du cabinet de conseil Von Kietz, présentent le retour de la Pologne au centre du jeu européen en énumérant les caractéristiques de la vision polonaise de l’Europe et les attentes de leur pays maintenant qu’un gouvernement europhile, résultant des élections du 15 octobre dernier, arrive au pouvoir.
« L’intégration européenne, c’est comme faire de la bicyclette : il faut continuer à pédaler pour garder l’équilibre et contrôler la direction de la course. »
Bronisław Geremek
Le retour de Donald Tusk au pouvoir en Pologne en 2023 évoque des souvenirs du passé. En 2007, le nouveau Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, Radosław Sikorski, avait rapidement modifié la perception de Varsovie en Occident en quelques semaines. Cependant, la situation actuelle est radicalement différente, à la fois pour D. Tusk, pour la Pologne et pour les affaires internationales. Le nouveau gouvernement polonais est désormais confronté à la responsabilité de tout le projet européen, travaillant en collaboration avec ses partenaires du Triangle de Weimar.
Le « Tusk 3.0 » présente des nouveautés significatives. Premièrement, Donald Tusk apporte avec lui une richesse d’expérience à la fois nationale et européenne, ce qu’il n’avait pas lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2007. Il a également eu l’occasion d’apprendre les ficelles du pouvoir en 2014, se préparant ainsi à son nouveau rôle en Europe et perfectionnant notamment sa maîtrise de l’anglais de manière efficace.
En outre, la nouvelle coalition gouvernementale n’est pas exclusivement composée des partis PO et PSL, qui sont membres du Parti populaire européen. Elle inclut également des centristes (Poland 2050), des libéraux (Nowoczesna), des sociaux-démocrates (Nouvelle Gauche) et des Verts. La composition de la coalition à Varsovie est similaire à celle de la « coalition von der Leyen » au Parlement européen. Cette coalition reflète également la logique de la politique d’Emmanuel Macron, qui vise à s’opposer à l’extrême droite en ralliant divers cercles démocratiques.
L’accueil de Donald Tusk lors de son premier Conseil européen en 2023 différera-t-il de celui de 2007 ? À cette époque, il ne maîtrisait pas l’anglais et était en train de nouer des relations avec des politiciens non polonais. Aujourd’hui, il revient en tant que vétéran, bilingue, et est accueilli avec des applaudissements, à l’instar de Mario Draghi. Il est perçu comme un homme capable de faire face efficacement à la menace que représente la démocratie illibérale. Dès le début, il sera aux premières loges parmi les dirigeants politiques de l’UE, travaillant aux côtés de figures telles que U. von der Leyen, E. Macron et O. Scholz.
La nouvelle stratégie européenne de la Pologne
La nouvelle stratégie européenne de la Pologne repose sur l’ambition que le gouvernement polonais doit être un partenaire actif dans l’Union européenne. Il ne doit, ni se soumettre à la Commission européenne, ni adopter une posture trop flamboyante. À Bruxelles, la plupart des problèmes courants des 27 sont résolus par des négociations techniques, souvent fastidieuses et parfois ennuyeuses. Les questions les plus importantes sont discutées dans le cadre du dialogue entre les différentes capitales européennes.
La véritable force d’un État réside dans sa capacité à défendre efficacement ses propres intérêts, tout en contribuant à l’intérêt général commun de l’Union. Les intérêts communs sont généralement définis en collaboration avec la Commission européenne. Une véritable « redynamisation » de l’Union européenne impliquerait que la Pologne joue un rôle de leadership depuis Varsovie, en utilisant des méthodes habiles.
Pendant de nombreuses années, la stratégie européenne de la Pologne était essentiellement guidée par la notion de taille. La Pologne, en tant que ‘’plus grand des petits pays’’, représentait de facto toute l’Europe centrale. Elle se concentrait sur la réduction de l’écart de développement économique par rapport à l’Europe de l’Ouest.
Aujourd’hui, cette époque est révolue. La Pologne n’est plus ‘’le plus grand parmi les plus petits’’, ni le ‘’plus petit parmi les plus grands’’. Des nations plus petites, comme les pays baltes, la république Tchèque ou la Croatie, ont appris à défendre avec succès leurs propres intérêts à Bruxelles, sans nécessairement passer par Varsovie.
Aujourd’hui, la Pologne est l’un des cinq plus grands États membres de l’UE, avec son propre programme et ses opinions souvent distinctes. Des éléments tels que le changement climatique, l’afflux de réfugiés et de migrants, ainsi que la situation en Ukraine, mettent en lumière le rôle croissant de la Pologne sur la scène européenne. En conséquence, la Pologne assume une plus grande part de responsabilité, non seulement pour son propre avenir, mais également, pour celui de toute la communauté européenne.
La spécificité de la Pologne est largement reconnue, mais les actions passées du parti Droit et Justice ont été marquées par des erreurs tactiques. Par exemple, l’ancien Premier ministre, Donald Tusk, s’est rendu à Bruxelles dans le but de solliciter des fonds du FRR (le budget de l’UE). Il fut un temps où l’ancien chef de la Commission européenne parlait du caractère unique d’une capitale, « après tout, c’est la France », ce qui expliquait l’approche exceptionnelle à l’égard de Paris. Des règles différentes s’appliquaient à la France et d’autres pays comme la Grèce ou au Portugal. Cependant, ces exceptions ont été progressivement éliminées, et aujourd’hui, les déficits budgétaires de pays comme la France et l’Italie font l’objet des mêmes procédures d’examen que ceux des petits États membres. Néanmoins, il reste possible d’accorder un traitement exceptionnel à des partenaires, dans des situations exceptionnelles, ce qui est un signe positif pour la Pologne.
En somme, la Pologne cherche à jouer un rôle de plus en plus actif dans l’Union européenne, en utilisant sa position de grande nation européenne pour défendre ses intérêts, tout en contribuant à l’intérêt général de l’UE.
Le retour du Triangle de Weimar et l’alliance Varsovie-Prague
Le Triangle de Weimar, composé de la Pologne, de la France et de l’Allemagne, semble avoir été ressuscité quasiment du jour au lendemain, tandis que le Groupe de Visegrad est resté relativement statique. Les récentes élections en Slovaquie, marquées par la victoire du populiste Robert Fico, pourraient conduire Budapest à remplacer Varsovie par Bratislava, dans le cadre de la défense contre une éventuelle application de l’article 7 du Traité de l’Union européenne, qui concerne la suspension des droits d’un État membre.
Par ailleurs, l’élection de Petr Pavel à la présidence de la République tchèque, au printemps 2023, à la suite de la destitution du populiste pragois, Andrej Babis, à l’automne 2021, pourrait annoncer une nouvelle alliance entre Varsovie et Prague. Il est peut-être temps que la République tchèque et la Pologne se préparent à rejoindre la zone euro, et il est envisageable qu’ils coordonnent leur adhésion à la zone, notamment en prévision de l’année 2027.
Le renouveau du Triangle de Weimar a le potentiel de devenir un moteur essentiel de l’intégration européenne à l’avenir. La convergence des positions entre Varsovie, Paris et Berlin est cruciale, notamment dans le contexte de l’élargissement de l’Union européenne à des pays comme l’Ukraine (après la guerre), les Balkans occidentaux et la Moldavie. Un élément significatif est l’ouverture du troisième campus du Collège d’Europe à Tirana, ce qui rappelle que l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne a été annoncée par l’ouverture du deuxième campus du Collège à Natolin, à Varsovie, au début des années 1990.
Attentes pour Varsovie
Après le sentiment initial de soulagement, le sujet numéro un est le rétablissement de l’État de droit à Varsovie. La résolution de ce problème relèguera au second plan toute difficulté à obtenir des fonds européens. Il s’agit d’une condition nécessaire et indispensable qui doit être remplie le plus rapidement possible.
La deuxième attente concerne la participation de Varsovie à la mise en œuvre complète du Green Deal européen, c’est-à-dire la contribution à la transformation de l’économie et du climat d’ici 2050.
La Pologne s’est fait connaître pendant les années du gouvernement PO-PSL (2007-2014), par son veto à la politique climatique à long terme de l’UE. À l’époque, nous n’étions pas d’accord avec les plans de la Commission visant à réduire progressivement les émissions de CO2 d’ici 2050. La Pologne a ainsi retardé d’une décennie l’ambitieuse politique climatique de l’UE. Ce n’est qu’en 2019, avec le Green Deal, que l’UE est revenue à ses projets initiaux de neutralité climatique. Le gouvernement Morawiecki a négocié une position dissidente dans les conclusions du Conseil européen, mais rien de plus. Après trois ans de négociations au sein des institutions européennes, le paquet de lois « Fit for 55 » a été adopté, ce que le gouvernement polonais a contesté devant la Cour de Luxembourg. L’impuissance de cette approche réside dans le fait que le gouvernement sortant n’a pas participé à la négociation de cette loi. Résultat, la Pologne n’a pas façonné la position de l’UE dans le domaine de la taxe aux frontières sur le CO2, de l’abandon des moteurs à combustion interne d’ici 2035 ou de l’inclusion des secteurs des transports et des bâtiments dans le système d’échange de quotas d’émission.
Le nouveau gouvernement s’attaquera à des sujets tels que la réduction des émissions d’ici 2040, l’intégration de l’industrie, de l’agriculture et des transports dans la transition climatique, et l’économie régénérative, qui comprend la reforestation et la gestion des déchets, entre autres. Le prochain gouvernement doit s’engager de manière constructive – et non comme les gouvernements Tusk 2007-14 (veto effectif) ou Morawiecki (alarmisme inefficace) – dans le développement de nouvelles solutions, qui couvrent l’ensemble de l’UE et deviennent également des normes applicables au niveau mondial.
La troisième attente est de surmonter les problèmes bilatéraux polono-ukrainiens, de telle sorte que Varsovie redevienne le porte-parole de Kiev sur la voie de l’adhésion à l’UE. L’affaire des céréales ukrainiennes n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend dans le cadre de l’intégration de l’Ukraine dans l’Union : un grand pays peuplé, agricole et industriel sera, à bien des égards, plus compétitif que les entreprises polonaises. Dans le tourbillon des problèmes de négociation, les gouvernements de Varsovie ne doivent pas perdre de vue l’objectif principal, à savoir la pleine intégration de l’Ukraine dans l’Union.
Dès le premier jour, D. Tusk sera le leader dont l’opinion comptera pour toutes les questions géopolitiques. Aux côtés d’E. Macron, il pourrait devenir le principal leader d’opinion. C’est lui qui a lancé la Communauté politique européenne (CPE), dont les résultats sont mitigés. Les questions sont nombreuses : à quoi doit ressembler l’élargissement à l’Ukraine, à la Moldavie et aux Balkans ? Est-il nécessaire d’approfondir l’intégration, notamment en supprimant les vetos nationaux dans la prise de décision en matière de politique étrangère lorsque des sanctions sont imposées ? Comment faire face à une Grande-Bretagne post-Brexit et à la Turquie d’Erdogan ? L’expérience personnelle de D. Tusk ne sera pas négligeable. En tant que chef du Conseil européen, il s’est débattu dans les négociations du Brexit et a eu affaire à des autocrates en Pologne.
L’UE est divisée sur l’Amérique et la Chine. Faut-il développer une souveraineté transatlantique ou plutôt une souveraineté stratégique européenne ? Le récent sommet américano-européen a montré l’importance de cette relation, mais aussi sa difficulté. Et ce, avec le gouvernement Biden à la Maison Blanche. Après tout, on ne sait pas ce qui se passera outre-mer en 2024, et le spectre d’un populiste revenant au pouvoir à la Maison Blanche en empêche plus d’un de dormir.
Enfin, dans le contexte des élections européennes de 2024, les élections polonaises ont donné un message réaliste et optimiste, mais pas évident pour autant. Le résultat du parti Droit et Justice, principal moteur des Conservateurs et Réformistes européens (ECR), montre que cette formation est encore forte, mais pas forcément victorieuse. Un bon résultat de l’ECR en Italie et en Espagne est attendu.
Les élections européennes seront suivies par la répartition des nouveaux postes de l’UE, notamment les chefs de la Commission et du Conseil européen et le haut représentant pour les Affaires étrangères. En 2019, l’acteur principal était E. Macron, qui a avancé la candidature d’Ursula von der Leyen, ce qui a surpris Angela Merkel. Après les élections de Varsovie, les chances de réélection de Mme von der Leyen ont augmenté avec la présence de Donald Tusk au Conseil. L’élection aura lieu au début du mois de juin 2024.
L’Union européenne de la Pologne
La Pologne assumera la présidence du Conseil de l’UE en 2025, ce sera la deuxième fois qu’elle dirigera cette instance, après celle de 2011. Lors de cette présidence, la Pologne mettra l’accent sur des priorités conjointes polonaises et européennes, notamment la transition climatique équitable ; le développement d’innovations industrielles et technologiques telles que l’IA ; l’élargissement de l’UE ; l’approfondissement de l’intégration ; ainsi que l’extension de la zone euro à la Pologne. Cette période offrira une opportunité idéale pour promouvoir une nouvelle vision polonaise de l’Europe.
Lors de la première réunion du Triangle de Weimar renouvelé, le Premier ministre D. Tusk devrait convier le président de la Commission européenne. Les trois pays forts et influents d’Europe – Pologne, France et Allemagne – contribuent de manière significative à l’orientation de l’intégration européenne, et bien qu’ils ne soient jamais isolés, il est essentiel que quelqu’un guide cette dynamique vers l’avant.
Pour illustrer ce point, une citation de Bronisław Geremek est mentionnée, affirmant que « l’intégration européenne, c’est comme faire de la bicyclette : il faut continuer à pédaler pour garder l’équilibre et contrôler la direction de la course ». C’est également cette métaphore qui a été évoqué par Jerzy Buzek lorsqu’il est devenu président du Parlement européen en 2009. En résumé, l’Europe a retrouvé son équilibre politique et est prête à relever les défis de la seconde moitié des années 2000.