Michel CRUCIANI
Conseiller Énergie-Climat à Confrontations Europe, chargé de mission à l’Université Paris-Dauphine
De nombreuses voix plaident pour imposer un prix pertinent au CO2 rejeté dans l’atmosphère.
Cette proposition sera-t-elle entendue dans l’Union européenne, malgré des intérêts nationaux fort divergents ?
Sur le front du climat, les nouvelles sont mauvaises. L’élévation des températures moyennes s’accélère à la surface du globe, avec son cortège de dérèglements météorologiques et de désastres humanitaires. Pour faciliter la mise en œuvre de l’accord de Paris, modeste digue contre ce phénomène, deux économistes de stature mondiale, Nicholas Stern et Joseph Stiglitz, estiment indispensable de donner un prix aux rejets de CO2, principale cause du changement climatique.
L’Union européenne conserve l’ambition de rester exemplaire dans la préservation du climat. Cependant, les États composant l’UE ont refusé d’unifier le régime des taxes sur le CO2 que divers pays ont instaurées et qui visent les émissions diffuses (transport, agriculture, logement…). La Commission européenne a retiré en 2015 le projet qu’elle avait présenté en ce sens en 2011. En conséquence, la politique communautaire passe par des objectifs sectoriels, par exemple une norme sur les émissions des véhicules routiers (95 g de CO2 par km à partir de 2020) ou des exigences de consommations énergétiques dans les bâtiments neufs. Certains États appliquent néanmoins une taxe sur le CO2 ; la France en fait partie, avec un montant de 30,5 €/t en 2017.
Un prix unique existe en UE pour le CO2 émis par les grandes installations industrielles, soumises depuis 2005 à un régime de quotas. Dans ce système, dit SEQE (Système d’Échange de Quotas d’Émission, ou ETS en anglais), le volume des quotas mis en circulation exprime l’ambition de l’UE : réduire de 21 % les émissions de ce secteur entre 2005 et 2020. On aboutit alors à un prix reflétant la difficulté pour les entreprises concernées de respecter cet objectif. Depuis 2008, il n’a jamais dépassé 10 €/t, un niveau trop modeste pour orienter les investissements, qui restent donc guidés par d’autres politiques publiques. Ainsi, dans le secteur de l’électricité, ce sont les aides généreuses en faveur des énergies renouvelables qui expliquent leur développement, tandis que le faible prix du CO2 n’entrave guère le fonctionnement des centrales au charbon.
Éviter les cavaliers seuls
Avant Stern et Stiglitz, diverses études ont montré que ce choix pénalisait l’économie européenne : on réduirait les émissions à moindre coût avec un prix compris entre 30 et 50 €/t. Le gouvernement français milite pour un tel « corridor »(1) européen, suivant en cela les recommandations formulées en 2016 par le groupe de travail Canfin-Grandjean-Mestrallet. Cette démarche peut-elle réussir ? À ce jour, une majorité d’États se sont entendus pour appauvrir les tentatives de réformes du SEQE, confinées en quelques mesures sans impact décisif sur le prix. Selon les dernières simulations, il ne devrait atteindre que 25 à 27 €/t en 2030. Ce montant demeure insuffisant pour que la réduction des émissions sur laquelle l’UE s’est engagée dans l’accord de Paris (40 % entre 1990 et 2030) soit obtenue par le seul jeu des investissements rentables. On prévoit donc un cadre réglementaire incluant des objectifs contraignants pour les énergies renouvelables et pour l’efficacité énergétique, accompagnés de soutiens financiers onéreux.
Peu d’acteurs contestent le raisonnement des économistes, qui nous disent que l’UE parviendrait à réduire ses émissions de 40 % tout en bénéficiant d’un surcroît de PIB par un dispositif centré sur le prix du CO2. Mais la rationalité économique se heurte aux politiques nationales. Les États du Nord, Allemagne en tête, acceptent le surcoût lié aux énergies renouvelables. Leur population tolère d’en supporter l’essentiel pour épargner l’industrie, et ces pays, qui ont pris de l’avance dans ces énergies, comptent sur des objectifs contraignants pour valoriser leur savoir-faire. Les pays de l’Est préfèrent un faible prix du CO2 pour ménager une place au charbon. En premier lieu, une réduction de l’activité minière engendrerait de graves désordres sociaux. Le traité CECA a permis la fermeture progressive des mines (sur 40 ans…) dans les pays signataires, en mutualisant les aides, mais aujourd’hui les fonds communautaires sont jugés trop modestes pour apaiser les mineurs bulgares ou polonais. En second lieu, renoncer au charbon veut dire, pour quelques décennies, recourir au gaz. Le gaz sera majoritairement russe, créant une dépendance peu enthousiasmante, et la construction du gazoduc Nord Stream 2 signifie que l’Allemagne paiera ce gaz moins cher que ses voisins d’Europe orientale.
La situation pourrait toutefois évoluer, car le débat sur le bien-fondé des choix actuels se développe outre-Rhin. Il convient de l’approfondir à Bruxelles, jusqu’à dégager les principes menant à une répartition équitable des sacrifices et des bénéfices.
1) Il s’agit de renoncer à l’utopie d’un prix mondial unique du carbone et borner les différents prix que chaque pays signataire de l’accord de Paris voudra imposer à son économie, par un prix plancher pour s’assurer que tout le monde fournisse l’effort minimal et éviter les comportements de passager clandestin, et par un prix plafond pour donner un signal sûr et sur le long terme aux investisseurs.