Philippe HERZOG
Président fondateur, Confrontations Europe
La construction d’une Europe unie est une œuvre magnifique. On ne mesure pas à quel point il a fallu d’intelligence et de courage pour commencer à réaliser ce projet séculaire. Après la deuxième guerre mondiale, la renaissance d’une civilisation victime des rivalités de ses États Nations s’est engagée. Mais depuis le monde a radicalement changé et une refondation de notre Union était nécessaire. Jean Monnet l’avait anticipé et Jacques Delors avait une conscience aiguë du devoir de faire face aux bouleversements engendrés par la mondialisation. Mais malgré de nouvelles grandes réalisations il n’a pas été possible de régénérer les consciences, l’éthique et les engagements. La négligence de la plupart des dirigeants et des sociétés civiles nationales, l’inertie des institutions sont des handicaps et des verrous.
L’Union est aujourd’hui en danger de décomposition
Tandis que s’organise le combat idéologique des destructeurs de l’Union, que faisons-nous ? Un livre de destruction calomnieuse de l’image des grands bâtisseurs de l’Europe se vend à des centaines de milliers d’exemplaires en France sans que la riposte ne puisse prendre de l’ampleur sur les grands médias télévisés. Et la place de la construction européenne dans notre éducation nationale s’est réduite comme peau de chagrin.
L’Union n’est pas restée inerte face aux mutations, néanmoins l’état de crise est avéré. L’incomplète Union monétaire est menacée par les déséquilibres et les divisions profondes entre ses membres. L’échec du projet de Constitution (qui était un simple aménagement de « l’acquis » antérieur) reste dans toutes les mémoires. Le grand élargissement devait être une œuvre historique de réunification mais il sert en France de bouc émissaire faute d’effort de reconnaissance d’autrui ; et il se retourne aujourd’hui en clivage entre l’Ouest et l’Est, comme une reprise de l’odieuse division de jadis. Malgré les travaux de stabilité financière après 2008, les débuts de l’Union bancaire et des avancées contre l’évasion fiscale, malgré une politique monétaire clairvoyante, l’Europe est une zone de quasi-stagnation économique notamment parce qu’elle ne dispose pas d’une véritable maîtrise monétaire et financière. La compétition règne sur le grand marché, l’Union est commerciale et non pas économique. Elle n’est pas non plus une puissance géopolitique. L’Union a été absente des grands enjeux du Moyen-Orient ; elle campe dans l’antagonisme avec la Russie ; et elle sous-investie dramatiquement en Afrique.
Le combat idéologique que nos dirigeants proposent entre les « pro-européens » et les « populistes » n’est-il pas une facilité dangereuse qui nous cache nos propres manquements ? Tous les analystes sérieux en conviennent, les populismes sont les symptômes et les signaux de décomposition de nos sociétés ; elles sont victimes de l’ultra libéralisme et de l’écart profond qui s’est creusé entre les couches supérieures et les masses populaires. En son temps Machiavel disait à son prince que révoltes et assauts sont salutaires car ils incitent à se remettre en question. Alors qu’entrer dans la communauté européenne a signifié le choix de la démocratie pour de nombreux peuples, l’Union ne contribue plus comme avant à la vitalité des démocraties nationales. Et les partis et les gouvernements « illibéraux » dressent les nations contre l’Union. On ne pourra vaincre leur ascendant qu’en s’attaquant aux excès du libéralisme et en faisant participer les peuples aux choix collectifs.
Repenser la démocratie en Europe
Sur le continent tous les peuples veulent rester dans l’Union mais tous sont eurosceptiques, une situation délétère et de plus en plus dangereuse. Mais l’euroscepticisme est d’abord la conséquence de failles structurelles des démocraties nationales. C’est l’État qui dit ce qu’est la politique européenne de la nation et la conduit, et en France autant sinon plus qu’ailleurs il ne se soucie pas de l’implication et de l’accès populaires à l’Union. Le Brexit, une faillite du système politique au Royaume-Uni, risque d’être une bombe à retardement pour l’Union. Si la gouvernance de celle-ci demeure l’otage des États sa pérennité est menacée. Aussi, nous avons besoin d’engager un processus de dialogue collectif horizontal et transnational pour que les gens se saisissent d’options de refondation de l’Union. À l’écoute des contradictions, avec des itérations ce processus mobilisera la recherche internationale et la jeunesse et fera bouger des espaces nationaux sclérosés.
Chaque gouvernement est garant de la souveraineté nationale même quand il se dit pro-européen. Le nôtre prône une souveraineté européenne, mais dans les faits l’appareil d’État défend ses prérogatives. Les vicissitudes du Brexit ne donnent pas seulement à réfléchir sur les illusions de la souveraineté à l’heure des interdépendances globales mais aussi sur ces contradictions : les Brexiteurs et autres « nationalistes » témoignent de la fragilité de la légitimité de l’Union. Elle s’est voulue une autorité supranationale allant bien au-delà du marché, et l’exécutif qu’est devenu le Conseil européen n’est ni élu ni ne rend compte à des électeurs ! Une souveraineté européenne n’est pas concevable sans la volonté des Européens. Dès lors que nous devrons assumer des politiques communes en économie comme en géopolitique, une société civile européenne devra se former, disposer de pouvoirs de participation ; et la formation d’un gouvernement reposant sur des mandats et sous contrôle populaire sera nécessaire. Le Parlement européen, une grande novation démocratique, devra regagner l’intérêt des électeurs et contribuer à impulser ce processus.
Participer, solidariser, conscientiser
Nos peuples partagent déjà des liens forts – les libertés de circulation, le marché et l’euro – mais en l’état ils dysfonctionnent. Pour que les gens se sentent européens, l’Union doit les toucher dans leurs vies quotidiennes ; et ils doivent nouer des solidarités pour élaborer un bien commun face à des défis dont la nécessité apparaît tous les jours : une capacité stratégique pour l’Europe dans le monde, un nouveau mode de croissance. Les dirigeants politiques français prônent « une Europe qui protège », mais c’est défensif et de moins en moins efficace. Il faut surtout repenser la place de l’Europe dans le monde, lui donner assez de force pour civiliser une mondialisation livrée aux violences des marchés et des ambitions de puissance. L’Europe est un territoire pertinent assez vaste et l’Union est déjà un laboratoire pour ce faire.
L’autonomie stratégique de l’Union est maintenant souhaitée, ce qui n’est possible que si on la dote des attributs d’une puissance publique plurinationale. Sa vocation est de mettre en place des solidarités d’intérêt mutuel. Notre sécurité ne sera effective que si l’Europe repense sa vocation de paix en s’engageant à fond dans des coopérations avec toutes les autres grandes régions du monde. L’accueil des migrants est un test fondamental. Pour le valoriser il faut le lier à des objectifs de réconciliation et de codéveloppement, qui reposeront sur l’organisation de mobilités circulaires et de partenariats.
Faire face à l’impératif écologique est vital pour l’humanité, mais ses implications ne sont pas encore assumées. De grandes disruptions sont en jeu, des sacrifices seront donc nécessaires. Or les investissements à l’échelle mondiale qu’impliquent une nouvelle espérance, un nouveau bien-être sont très peu engagés. Les désillusions et les replis nous guettent. De façon générale, une grande transformation du capitalisme est nécessaire pour briser les immenses concentrations de pouvoir des sociétés multinationales et inventer une coopération sans précédent entre les sphères publiques et privées. L’Europe doit catalyser cette transformation et y œuvrer en articulant les dimensions extérieures et intérieures de sa stratégie.
L’euro pourra jouer un rôle majeur si un véritable budget et une Union de financement et d’investissement se mettent en place. L’objectif est de mettre en place une Europe du travail et de la formation, de la recherche et de l’industrie, ce qui est décisif pour l’emploi comme pour le pouvoir d’achat. L’élévation des compétences, l’innovation et la compétitivité industrielles, devront faire l’objet de politiques communes qui s’inscriront dans une division intracommunautaire du travail à l’échelle du continent européen.
Rassembler et solidariser les Européens ne doit pas être réservé à un club de pays riches de l’Ouest. Quand des dirigeants français veulent institutionnaliser une Europe à plusieurs vitesses, ils ostracisent les populations qui ne feraient pas partie de la supposée avant-garde, ils divisent au lieu de rassembler. Je suis viscéralement contre cette façon de faire, par contre pour forger la ¬culture et les projets du bien commun, des coopérations à géométrie variable seront nécessaires.
Je ne saurais trop souligner que les combats culturels impliquent une conscientisation. Nous sommes victimes de systèmes éducatifs nationaux qui entretiennent des œillères et des rivalités mémorielles. Il en résulte des barrières mentales très graves. Le croisement des mémoires des Européens appelle des échanges systématiques des chercheurs, des maîtres et des élèves, une clé pour l’unité dans la diversité. Nos valeurs sont devenues des incantations affaiblies par des carences éthiques, le chauvinisme et le cynisme, elles devront aussi être confrontées avec celles des non-européens. Régénérer des traditions et faire éclore des imaginaires politiques constructifs sont des tâches indissociables.
L’enjeu des élections de mai
Le futur Parlement et la future Commission devront associer les citoyens nationaux à la préparation des choix politiques et faire reculer les cultures de rejet et de haine des autres. L’esprit critique aidant, dans la campagne brève qui s’amorce, essayons d’obtenir des futurs élus et dirigeants qu’ils assument des mandats précis. La bataille du budget est une des plus difficiles, elle aura lieu dès le début de l’année 2020. Elle doit servir des objectifs explicites pour les politiques communes prioritaires : formation et emploi, industrie et cohésion territoriale à l’heure des défis de l’écologie et du numérique, accueil des migrants. Et pour une autonomie stratégique, l’Union doit retrouver le chemin de la coopération avec les pays voisins de l’Est et du Sud et investir massivement en Afrique.
Après ces élections il faudra faire converger des engagements populaires pour refonder l’Union, ses structures et ses méthodes. Cette tâche est indissociable d’un progrès de civilisation. Seules les consciences peuvent rouvrir l’histoire.