Confrontations Europe
L’industrie est entrée dans l’ère des grandes transformations, que nous imposent – entre autres – le développement de technologies de rupture, la transformation écologique de nos sociétés, les mutations de la globalisation. Porteuses de violences pour l’Europe et de luttes au niveau international pour la prospérité, celles-ci nous imposent de développer une véritable approche stratégique au niveau européen… qui peine toujours à advenir. Pourtant, le temps presse avant que l’Europe ne soit durablement marginalisée.
Depuis le tournant des années 2000, la production industrielle mondiale connaît de nombreuses et profondes mutations qui bouleversent les rapports de force et les organisations industrielles, sociales et territoriales au niveau mondial et donc en Europe. Ces transformations sont de quatre ordres : technologiques, écologiques, commerciales et sociales. Tout d’abord, le développement des technologies numériques et leur convergence avec les activités de production et les services (ce que Pierre Veltz appelle la société hyper-industrielle(1)) transforme en profondeur les marchés et les business models et pas seulement les processus productifs. Ainsi, les entreprises ne vendent plus des biens mais des services ou des usages. La transformation de l’approche du secteur des transports dans une approche plus intégrée de la mobilité en est le dernier exemple. Dans cette nouvelle économie de la production, les activités industrielles sont toujours centrales et motrices dans la production de richesse et les gains de productivité. Mais leur compétitivité est désormais conditionnée par leur capacité à tirer profit de la « servicification » et de la digitalisation.
La nécessaire transformation écologique de nos économies, ensuite, va bien au-delà de leur décarbonation. Elle pose la question du rapport de l’Homme à la Nature et à la finitude du monde et des ressources. La circularisation des processus de production devient un impératif, y compris compétitif pour les ressources les plus stratégiques. L’Europe doit aujourd’hui faire face à de grands compétiteurs internationaux (Chine en tête), dont la capacité de réaction très grande, notamment dans la structuration de filières industrielles, leur permettent de mieux tirer parti des opportunités de développement créé par la transformation écologique de l’Europe. Voir hier le cas emblématique des panneaux solaires et aujourd’hui celui des batteries électriques, domaine dans lequel la Chine a pris une avance considérable qui interroge les Européens quant à la place qu’ils veulent avoir dans les chaînes de valeur mondiales.
Affrontement de plusieurs mondialisations
Le bouleversement de nos modes de production bouleverse également la manière dont on commerce et la géographie industrielle mondiale. Transformations hyper-industrielle et écologique ouvrent des opportunités majeures pour les pays développés, en permettant la relocalisation des activités productives à proximité de leurs marchés finaux. C’est la conséquence de la baisse drastique des coûts de production permise par la digitalisation des processus de production (robotisation, etc.) qui permet de raccourcir les chaînes de production et, incidemment, de mieux répondre à la demande grandissante des consommateurs pour des services plus personnalisés. C’est là encore un des nouveaux déterminants de la compétition internationale. Cette tendance à la relocalisation ne signifie pourtant pas la fin de la globalisation mais sa complexification, dans laquelle les niveaux (territoriaux, nationaux, continentaux, internationaux) doivent s’articuler. Cette tendance est très largement renforcée par le retour des stratégies de puissances au niveau international, stratégies qui ont chacune des dimensions économiques, industrielles et technologiques. Plusieurs mondialisations s’affrontent, sont amenées à coexister et reconfigurent les logiques économiques et industrielles.
Ces transformations profondes du tissu productif interpellent et s’entrechoquent aux réalités sociales. La crise des « gilets jaunes », ouverte en novembre dernier et non encore refermée, exemplifie la difficulté à articuler ces grandes transformations à la « question sociale ». L’« hyper-industrialisation » pose également question quant à ses implications sociales et à la manière dont les sociétés européennes les anticipent et les accompagnent. Emplois, compétences, inégalités… sont autant de questions qui sont politiques avant d’être technologiques.
Construire sur les atouts d’un Marché européen ou disparaître
Cette grande transformation de l’économie mondiale fait de l’industrie une question brûlante et un nouvel impératif pour les Européens. Car, force est de constater que celle-ci s’est pour l’instant faite au détriment de l’industrie européenne qui n’a pas su en tirer pleinement parti et menace aujourd’hui l’intégrité même de l’Union. La part de l’industrie dans la valeur ajoutée brute globale offre une image partielle (en ce qu’elle ne prend guère la mesure de l’impact de l’hyper-industrialisation) mais néanmoins intéressante et inquiétante de la situation : depuis vingt ans, elle baisse au niveau de l’Union, mais avec de très fortes disparités internes entre un cœur industriel autour de l’Allemagne qui se maintient voire augmente (en Hongrie, cet indicateur passe de 25,4 % à 27,8 %) et des périphéries en voie de désindustrialisation (France : 19,2 % à 14,1 %, Italie : 23,9 % à 18,8 %, Royaume-Uni : 22,2 % à 13,3 %). Cette polarisation (qui s’est accélérée depuis 2008) n’est pas seulement un problème pour les pays « périphériques » mais pour l’Union tout entière (Eurozone en tête). Elle est, en effet, la cause des déséquilibres et des divergences macroéconomiques qui minent l’espace européen.
Face à ces défis, les Européens avancent en ordre dispersé et l’Union a, pour l’heure, échoué à s’approprier leurs enjeux. Le cas de la digitalisation des bases industrielles (industrie 4.0) est, à ce titre, exemplaire. Loin d’avoir le même degré de maturité sur cette question et face à des problèmes internes très différents (désindustrialisation pour la périphérie, concurrence internationale pour l’Allemagne, “Middle-income Trap” pour son hinterland industriel), les États européens ont développé des approches sans dimension transnationale et qui ne leur permettent pas de réussir. L’appel de la puissante fédération allemande de l’industrie, BDI, aux Français et aux Italiens à coopérer en matière d’intelligence artificielle est la meilleure preuve des limites d’approches purement nationales, y compris de la part des plus forts. De même, alors que ces transformations nécessitent de pouvoir s’appuyer sur des compétences « nouvelles » qui sont encore en train d’émerger, les systèmes nationaux de formation professionnelle sont vieillissants et sont à la peine tant sur l’anticipation que sur l’accompagnement des requalifications, menaçant la possibilité même de mener à bien les stratégies industrielles nécessaires. Là encore, la dimension transnationale manque et la construction d’un marché européen du travail est en panne.
L’Union, quant à elle, échoue à achever sa mue sur la nécessité de développer de véritables stratégies industrielles européennes. Bien que le sujet ne soit plus tabou depuis une décennie, le bilan de la Commission Juncker en la matière est maigre (hormis les cas du spatial et de l’armement). Et, ses récentes réflexions sur la question(2) laissent présager un recours stratégique à ce vocable pour justifier une transformation des politiques commerciale et de concurrence, ce qui ne suffit pas à faire une stratégie… Pourtant, il est urgent que l’Union renouvelle son économie politique. Le nouvel équilibre entre ouverture et protection(3) n’est réalisé qu’au nom d’un certain pragmatisme politique mais pas encore d’un changement de mentalités ; raison pour laquelle, il est très insuffisant et ne couvre pas, par exemple, la question pourtant cruciale de l’intervention publique et de la coopération public-privé – qui fait la force de nos grands concurrents (utilisation stratégique du droit américain, nouvelles routes de la Soie). Le grand marché européen doit pouvoir servir de socle à ces nouvelles approches, encore faut-il résoudre ces lacunes, connues pourtant depuis de nombreuses années : « vallée de la mort » dans le développement technologique, manque de compétences, absence de coopération entre les acteurs, accès aux capitaux insuffisants et hétérogènes auquel répond la fragmentation de l’industrie financière européenne, etc.
Bref, il est urgent d’agir. À défaut, l’industrie européenne risque le déclassement rapide et l’Europe une paupérisation durable.
❱ Afin d’assumer le nouvel impératif industriel en cohérence avec ses grands objectifs (autonomie stratégique, écologie, croissance et emploi), mettre en place, au niveau de l’UE, les outils de prospective et de stratégie nécessaires et favoriser les coopérations à tous les niveaux (entre États, public-privé, inter-territoriales). Le suivi de la compétitivité industrielle en lien avec la cohésion et les investissements transfrontières dans les grands domaines de bien commun sera organisé au niveau de l’UE.
❱ Afin de permettre la transformation du tissu industriel européen et la localisation sur le territoire européen des maillons essentielles de chaînes de valeur mondiale, mettre en synergie trois écosystèmes : l’écosystème d’innovation (Recherche-Formation-Production), celui de structuration des relations socio-industrielles dans des domaines de bien commun (par exemple : mobilité, santé, énergie) et un écosystème financier permettant de répondre aux besoins de ce nouvel impératif, ayant pour socle l’Union des Marchés de Capitaux, l’Union bancaire, des partenariats public-privé et un système d’incitations publiques.
❱ Enfin, afin de permettre au Marché intérieur de devenir le socle d’une stratégie et d’une cohésion industrielle d’intérêt commun, développer un nouveau modèle de marché, intégrant à la fois la nécessité de traiter la polarisation industrielle au sein de l’Union et de réduire les failles qui l’affectent : absence d’un véritable marché européen du travail, fragmentation nationale des marchés de capitaux, manque d’infrastructures communes dans des domaines stratégiques (traitement des données, par exemple). Une dimension majeure du défi est la politique de concurrence qui doit réviser sa notion de territoire pertinent et viser l’intérêt de l’intérêt de l’innovation et de la production, non plus seulement celui du consommateur.
1) P. Veltz, La société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif, Le Seuil, 2018.
2) Voir, notamment, la dernière publication du think-tank interne de la Commission : « EU industrial policy after Siemens-Alstom » (mars 2019).
3) Idem.