Peu connu du grand-public, le Traité de la Charte de l’Energie, signé en 1994, permet à des investisseurs étrangers de contester la politique énergétique des Etats. Madeleine Gilbert, Secrétaire nationale CFE-CGC, revient sur ce traité qui risque de freiner la transition climatique européenne.
Dans son rapport publié le 28 février 2022, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) tire, une fois de plus, la sonnette d’alarme. Tout comme dans ses précédents opus, il demande un réveil des consciences et recommande à l’Union européenne la mise en place de politiques d’adaptation face à l’urgence climatique. Le groupe d’experts acte que l’Europe devrait voir ses températures moyennes augmenter plus vite que la moyenne mondiale. Le continent européen fait déjà face à un réchauffement de +1,1°C, alors que les scientifiques recommandent que les émissions de gaz à effet de serre « plafonnent avant 2025 au plus tard » pour limiter le réchauffement climatique à +1,5°C.
Un second rapport du GIEC publié le 4 avril, détaille en outre le niveau des quatre grands risques climatiques qui menacent l’Europe (vagues de chaleur, pertes de rendements agricoles, pénuries d’eau, inondations) en insistant sur le fait que l’action pour le climat doit être plus soutenue qu’à l’heure actuelle.
Au même moment, le 4 avril 2022, cinq entreprises du secteur de l’énergie de l’Union européenne réclamaient 3,7 milliards d’euros à quatre États membres au motif que la politique climatique de ces derniers allait à l’encontre de leurs intérêts. Quel rapport entre les avertissements du GIEC et cette action en justice ?
Un traité qui permet aux entreprises d’attaquer les Etats
Il est direct et ses conséquences sont importantes. Les entreprises en question se réfèrent au Traité de la Charte de l’Energie (TCE), signé en 1994, à la sortie de la guerre froide, par 50 pays dont ceux de l’UE. Un traité conçu pour assurer et sécuriser l’approvisionnement en énergie de l’Europe occidentale, suite à l’effondrement de l’URSS et à la guerre du Golfe. Or ce traité contient une clause d’arbitrage intitulée Investor-State Dispute Settlement (ISDS), permettant à un investisseur étranger d’attaquer un État devant un tribunal d’arbitrage privé pour contester les expropriations indirectes réduisant les profits espérés lors de son investissement.
Il donne ainsi à de grands acteurs économiques la possibilité d’attaquer en justice les gouvernements dès lors que ces derniers modifient leurs politiques énergétiques dans un sens contraire à leurs intérêts, y compris s’il s’agit de pertes de bénéfices potentiels futurs. Et il permet à ces entreprises de réclamer des dédommagements considérables. L’estimation des indemnisations qui pourraient être versées au titre des clauses d’arbitrage atteindrait 1300 milliards de dollars d’ici 2050. Sachant qu’actuellement, le coût des affaires déjà jugées s’élève à 85 milliards de dollars pour les Etats ! De plus, le TCE dispose d’une sunset clause (clause de survie) permettant aux investisseurs de continuer à attaquer un État pendant deux décennies après son retrait par ledit Etat. Historiquement, il cherchait à protéger les investissements des entreprises dans les pays où l’on craignait d’éventuelles « étatisations » des ressources naturelles par les gouvernements.
Aujourd’hui, une mise en cohérence de ce traité avec la politique climatique européenne semble indispensable. La Commission européenne souhaite le réformer et la France soutient cette position. L’Espagne propose de quitter formellement le TCE si aucun progrès n’est constaté. Problème : mettre fin au TCE nécessite un vote à l’unanimité des États signataires. Le Japon et le Kazakhstan ont déclaré vouloir le statu quo.
De son côté, l’Italie, pays très engagé sur le plan climatique (86% de sa population estime que la transition environnementale représente une opportunité de croissance), a décidé en 2016 de sortir unilatéralement du TCE pour protéger son littoral des risques d’une marée noire. En conséquence, le pays a été poursuivi devant le Tribunal d’arbitrage international par une compagnie britannique pétrolière et gazière, la Rockhopper Exploration, pour les profits futurs non réalisés. Il est réclamé à l’Italie 350 millions de dollars de dommages et intérêts, soit sept fois le coût supposé du projet d’exploitation. Le procès est en cours.
Quelles sont les solutions politiques et juridiques ?
Le 2 septembre 2021, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a estimé qu’un investisseur européen ne pouvait pas attaquer un État sur sa politique climatique en s’appuyant sur le TCE, mais cet avis doit être confirmé par une décision juridique, pour être appliqué et généralisé.
Dans ses publications, le Centre national de coopération au développement (CNCD) recommande de mettre en conformité le TCE avec l’Accord de Paris. Fin 2020, la réforme du Traité a été recommandée par 280 députés européens afin de l’aligner sur les accords climatiques internationaux et « explorer les voies d’un retrait commun ». Pour cela, les parlementaires se sont accompagnés de 200 scientifiques du climat qui ont qualifié le traité « d’obstacle majeur » vers une transition verte. La mobilisation est bien réelle mais la complexité des traités internationaux semble plonger l’Europe dans une phase d’attentisme.
Deux possibilités s’offrent donc aux États-Membres : soit conclure un accord inter se pour modifier le TCE au vu de l’article 41 de la Convention de Vienne de 1969 qui régit les traités internationaux, soit quitter collectivement le TCE. Globalement le risque, dans les deux cas, est que les investissements existants des sociétés pourraient continuer d’être protégés pendant vingt ans…
Le TCE freine-t-il la transition écologique ?
Cette ouverture à des recours laisse imaginer qu’il peut y avoir un frein à mettre en œuvre la transition écologique et environnementale engagée par les États. Ces recours démontrent que les grands secteurs économiques ne sont pas tous prêts à transformer leur politique de développement financier, malgré un contexte d’urgence climatique et de menace sur la biodiversité.
Le TCE risque d’être considéré comme une aubaine par certaines entreprises pour faire pression sur les États qui ont ratifié l’Accord de Paris sur le climat, et par là pour freiner l’action climatique, indispensable pour arriver à endiguer le réchauffement tant redouté. Comment la Commission européenne pourrait-elle continuer à montrer l’exemple – en se fixant des objectifs ambitieux de réduction des émissions nettes d’au moins 55 % d’ici 2030 par rapport à 1990 avec l’objectif de devenir le premier continent climatiquement neutre d’ici 2050 – si certaines entreprises peuvent faire planer une lourde épée de Damoclès pécuniaire sur l’Union européenne.
A l’heure où les demandes de compensation de la part de multinationales se multiplient sur la base du TCE, les États pourraient être enclin à abaisser les normes environnementales afin d’éviter de payer d’importantes compensations financières.
L’heure est au choix pour s’extraire de ce Traité qui semble anachronique et antinomique avec les engagements climatiques européens. Les enjeux sont clairs et le défi à relever est stratégique : concilier et réconcilier le monde des affaires et les limites planétaires, mettre les intérêts privés au service d’une planète viable grâce à une prise de conscience et un courage économique, politique et financier.