Comment la guerre en Ukraine bouleverse les équilibres politiques en Europe de l’Est ?

Jacques Rupnik, politologue à Sciences Po Paris et au Collège d’Europe de Bruges, analyse les  conséquences de la guerre en Ukraine sur la « contre-révolution illibérale » en Pologne et en Hongrie. Propos recueillis par Thomas Dorget.

Thomas Dorget : Viktor Orbàn a été réélu le 3 avril dernier face à Peter Marki-Zay, le candidat rassemblant toute les oppositions au régime. Quel regard portez-vous sur cette réélection et ses conséquences sur la politique intérieure de l’UE ?

Jacques Rupnik : La Hongrie vient de voir Viktor Orbàn remporter pour la 4ème fois une élection législative, ce qui n’est pas un mince exploit. Il faut reconnaitre qu’il a réussi à l’évidence dans son entreprise qui comporte des risques sérieux pour la démocratie libérale, puisque son modèle, tel qu’énoncé dans son discours de l’université d’été de Bálványos en 2014, est une démocratie illibérale. Sa formule était « ce n’est pas parce que quelque chose n’est pas libéral que ce n’est pas démocratique ». Il avait donc une conception non libérale de la démocratie et c’est une conception qu’on pourrait appeler « populiste » ou « souverainiste ».

Cette démocratie illibérale se cristallise dans l’idée que la victoire à une élection ne doit souffrir d’aucun contre-pouvoir qui entraverait la volonté populaire (universités, média, associations, justice…). Son rejet du libéralisme et de la séparation des pouvoirs est un très vieux débat qui dépasse le clivage entre démocratie et dictature, un débat qui se place dans le champ de la démocratie elle-même. Tous les indicateurs le montrent : Reporter sans frontières fait, par exemple, chaque année son classement mondial de la liberté de la presse dans lequel la Hongrie a dégringolée au cours des 10 dernières années de façon spectaculaire, tout comme la Pologne depuis 2015.

Viktor Orbàn doit en partie sa victoire électorale au mode de scrutin, au redécoupage des circonscriptions qu’il a organisé en sa faveur et au quasi-monopole de son parti sur les médias (pas seulement l’audiovisuel public mais y compris sur l’essentiel des médias privés). Ainsi, les élections se sont tenues mais elles ne peuvent être considérées comme entièrement libres et équitables. D’où la difficulté  de classer le régime Orban, qui n’est pas une dictature de Poutinienne : il n’y a pas de dissidents en prison et le cas Navalny serait impensable en Hongrie. Toutefois ce n’est plus une démocratie libérale au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire avec des contre-pouvoirs et des médias indépendants.

Concernant les implications européennes de cette réélection, elles touchent au premier chef l’Europe centrale elle-même et le groupe de Višegrad. Victor Orban est élu dans un contexte de guerre en Ukraine, aux portes de l’Europe centrale. Cette guerre divise fortement les deux acteurs majeurs du développement de la démocratie illibérale au sein de l’Union : le PiS polonais depuis 2015 et le Fidesz hongrois depuis 2010. Ces deux partis affichaient depuis 2015, une proximité et une coopération extrêmement étroite : le PiS avait d’ailleurs été élu avec le slogan « nous voulons faire Budapest à Varsovie ». Ils ont imité fidèlement le modèle hongrois, en muselant également les médias et en limitant l’Etat de droit). Ils avaient conjointement préconisé dès 2016 à Krinitsa lors d’une rencontre commune, l’idée de faire une contre-révolution en Europe mais cette proximité a volé en éclat face à la guerre en Ukraine.

Les Polonais ont adopté une attitude virulemment hostile aux ambitions de Vladimir Poutine, et de soutien total à l’Ukraine et aux ukrainiens en fournissant des armes et en organisant l’accueil des réfugiés. Dans le même temps, la Hongrie a adopté une attitude de grande prudence à l’égard de Moscou et Kiev. A la sortie de sa réunion avec Vladimir Poutine au début du mois de février, Victor Orbàn a défini le modèle hongrois : rester en bon terme avec le régime russe, sans remettre en cause son ancrage européen. Cette position est totalement inacceptable pour les polonais, mais également pour le gouvernement tchèque qui, désormais, se rapproche de la Pologne. Les deux gouvernements se rendent d’ailleurs visites régulièrement depuis le début de la guerre et multiplient les signes d’amitiés. L’axe central du groupe de Visegrad est entrain de glisser d’un tandem Budapest-Varsovie à une nouvelle proximité Prague-Varsovie sous le poids de l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Tout au long de la campagne,  Viktor Orbàn a insisté sur sa position d’équilibre, en accusant son opposition réunie sous une seule bannière, de vouloir entrainer la Hongrie dans une guerre qui n’était pas la sienne. L’approvisionnement en gaz (la Hongrie est le seul pays de l’Union qui accepte de payer en roubles) est transformé en atout électoral. Toutefois, en ce qui concerne la politique intérieure, la Hongrie maintient sa trajectoire de fermeture progressive du régime, la réélection de Viktor Orbàn est bien un durcissement du pouvoir hongrois.

Certains parlent d’un autoritarisme compétitif, qui maintient un certain degré de compétition politique, de pluralisme. En tout état de cause, Viktor Orbàn glisse vers une sorte de semi-autoritarisme. Que peut faire l’UE par rapport à ce phénomène ? Orbàn et Kaczyński avaient pour ambition de recomposer le paysage politique européen. Ils avaient une matrice idéologique commune qui était non seulement la démocratie illibérale, le souverainisme et le rejet du libéralisme sociétal. La guerre en Ukraine crée une scission entre le PiS et le Fidesz qui complique également la proposition de recomposition politique avec Matteo Salvini, Marine Le Pen et quelques autres, qui seraient en quelque sorte la droite poutinienne en Europe.

TD : Les éléments qui rapprochent les régimes polonais et hongrois sont bien identifiés, pourriez-vous revenir sur ce qui les distinguent l’un de l’autre ?

JR : Entre les deux régimes il n’y a pas énormément de différences parce qu’ils ont le même projet et le même rejet du libéralisme. Kaczyński parlait de cette contrainte constitutionnelle, qu’il a baptisé « l’impossibilisme légal » ; l’idée que ces contraintes constitutionnelles, institutionnelles et européennes sont une sorte de camisole de force qui empêche la libre expression de la volonté démocratique et populaire. Je pense que philosophiquement là-dessus ils étaient sur le même plan. La distinction se fait plutôt sur l’opérationnalisation de ce projet politique. Par exemple, le contrôle de l’exécutif sur le système judiciaire est bien plus avancé en Pologne qu’en Hongrie. Concernant le rapport à l’UE, les deux gouvernements avaient la même attitude et le même rejet de la conditionnalité dans l’attribution des fonds du plan de relance européen post Covid. Cet ajout n’était pas une pure position de principe mais permettait également de s’assurer que les fonds en question n’iraient pas vers des réseaux corrompus. Un point  intéressant est que la réponse à cette conditionnalité a été forte en Hongrie mais encore bien plus virulente en Pologne. Dans- une interview au Financial Times, le premier ministre polonais comparait la conditionnalité à un revolver qu’on mettait sur la tempe du peuple polonais et au déclenchement d’une menace de troisième guerre mondiale, « si elle le fait, la Pologne se défendra par tous les moyens mis à sa disposition ». Le premier ministre polonais a d’ailleurs reçu Marine Le Pen pour un dîner officiel au mois de décembre 2021, en pleine campagne électorale française, et ne s’est pas gêné pour critiquer les contacts téléphoniques réguliers entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine à une semaine du premier tour.  Dans l’élection française, il avait choisi son camp.

TD : Comment est-ce que vous expliquez le fait que cette guerre produise des effets si différents sur ces deux régimes qui sont si proches ?

JR : Pour la Pologne, c’est une question qui relève de l’ADN de la construction nationale. Le pays s’est, en partie, bâti par un « constitutive other » qui est la Russie, et marginalement l’Allemagne. Tout l’espace entre la Pologne et la Russie (Biélorussie, Ukraine etc…) faisait partie d’un Etat polono-lithuanien jusqu’à la fin du 18ème siècle, et est considéré par beaucoup de polonais comme la sphère d’influence polonaise. Historiquement les troupes polonaises sont allées jusqu’à Moscou en 1610. La fête nationale russe célèbre d’ailleurs le jour où les Russes ont chassé les Polonais de Moscou en 1612. La Pologne a été divisée par la Russie à la fin du XVIIIème siècle, et à nouveau fractionnée par le pacte Germano-Soviétique en 1939.

Ce n’est pas la même perception en Hongrie, bien que l’histoire de la relation avec la Russie a été marqué par des épisodes de répression violente. En 1848 la révolution Hongroise est matée par les troupes du Tsar et en octobre 1956, l’insurrection de Budapest est écrasée par l’armée rouge. Au niveau national, le premier acte politique de Viktor Orbàn se déroule en juin 1989 lors des funérailles de Imre Nagy, leader de l’indépendance hongroise, lors de laquelle il prononce un discours qui, à l’époque avait fait sensation, car il  demandait le départ immédiat des troupes soviétiques de Hongrie. A cette époque, Viktor Orbàn était jeune et libéral, alors qu’aujourd’hui il défend son modèle et refuse de choisir entre Zelensky et Poutine. C’est un mystère et il ne le fait pas seulement du fait de l’affinité entre les autoritaires, il y a un pragmatisme cynique poussé à l’extrême qui consiste à dire « il n’y a que des coups à prendre dans cette guerre, nous on assure notre approvisionnement énergétique ». Il fait d’ailleurs construire une centrale nucléaire russe en Hongrie et avec un prêt Russe. C’est le contraire de l’esprit de 1956 qu’il célébrait au moment de l’enterrement d’Imre Nagy. On est dans une résignation hongroise héritée de la période Kadar qui, dans les années 1960, dans une société vaincue, a proposé un pacte informel qui assurait une tranquillité et prospérité (socialisme du goulag) si la Hongrie ne se mêlait pas de politique soviétique. Il y a cet esprit de cynisme pragmatique du côté du pouvoir et de résignation peu glorieuse de la part de ce gouvernement.

TD : Vladimir Poutine cherche à diviser les européens, quelle trace pensez-vous que cette guerre va laisser sur le long terme dans le processus d’intégration européen, est-ce que cela peut fractionner le front uni des 27 ou plutôt être un moteur d’intégration ?

JR : Pendant la Présidence française du Conseil de l’UE, c’est l’idée d’un renforcement de l’intégration qui a prévalu. Finalement, Viktor Orbàn s’est retrouvé isolé et n’a pas réussi à empêcher l’adoption de sanctions sans précédents contre la Russie. Cette guerre, et les crimes qui l’accompagne, est un choc pour les européens, qui ont trop longtemps privilégié l’intégration économique sur le projet politique, sans crainte d’un retour de telles atrocités sur le continent. Cette guerre replace l’UE dans ses fondamentaux, un projet de paix qui a réussi de l’intérieur, par le droit. En cela, l’unité dans la réponse des européens à Vladimir Poutine est impressionnante. Elle va certainement être mise à rude épreuve en matière d’approvisionnement énergétique dans les mois à venir. Vladimir Poutine a récemment mis un terme aux contrats qui liaient la Russie à la Pologne et la Bulgarie. Mais ces contrats arrivaient à leur terme à la fin de l’année 2022, c’est un premier tir de sommation à destination de l’Allemagne. La spécificité de l’Europe de l’Est est qu’elle est à la fois la plus dépendante par rapport aux livraisons de gaz russe et la plus déterminée à sortir de cette dépendance quitte à en payer le prix.

Classement mondial de la liberté de la presse, Reporter Sans Frontières

Poland’s prime minister accuses EU of making demands with ‘gun to our head’, Financial Times, 10/24/2022

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