Carole ULMER
Directrice des études, Confrontations Europe
Une nouvelle réalité s’est imposée dans le paysage financier européen depuis quelque temps : certains taux d’intérêt nominaux négatifs sont proposés à ceux qui veulent déposer des fonds à la banque centrale. Une stratégie mise en place par la Banque centrale européenne afin de donner un nouvel élan à l’économie.
Anomalie historique et conceptuelle : les banques doivent payer pour garder du cash au lieu de le prêter. Comment expliquer que le prêteur paie l’emprunteur ? La Banque Centrale européenne a, le 10 mars dernier, donné un coup d’accélérateur à sa politique non conventionnelle : elle a abaissé son taux directeur à 0 % en rendant ainsi les opérations de refinancement ciblées de long terme gratuites, et le taux de dépôt de 0,3 % à 0,4 % (autrement dit la Banque Centrale « paie » les banques commerciales pour faire crédit jusqu’à 0,4 %), elle a augmenté le montant des achats d’actifs de 60 à 80 milliards par mois et a élargi les actifs éligibles, en incluant notamment les obligations d’entreprises. Alors que l’excès de liquidités est déjà de 700 milliards d’euros fin 2015, il devrait donc augmenter à marche forcée de plus de 75 milliards par mois.
La BCE espère réanimer ainsi le crédit et faire redémarrer l’économie. L’intention était louable : éviter des scénarios catastrophes dignes de 1929. Et le besoin est toujours là. Mais la demande ne redémarre pas, ce que traduit une inflation qui demeure basse. La politique monétaire manque donc sa cible de 1,5 % et les indicateurs d’inflation à horizon de5 ans restent en baisse. Ces mesures sont-elles efficaces ? La question se pose. Peut-on combattre la très faible inflation par le biais de la politique monétaire ? L’anticipation d’une inflation basse par les agents économiques témoigne-t-elle d’un phénomène de stagnation séculaire en Europe ? Comment sortir de cette situation atypique ?
Les acteurs financiers dans la tourmente
Première conséquence majeure de ce contexte d’usage des taux négatifs : la physionomie du système financier européen est profondément remise en question. C’est tout d’abord le secteur bancaire qui est impacté par l’environnement de taux bas et l’aplatissement de la courbe des taux : elles sont perturbées par la faiblesse des rendements de leurs actifs à revenu fixe – ce qui rogne considérablement leurs marges, le tout dans un univers de contraintes réglementaires déjà fortes. Aujourd’hui, ces dernières n’ont pas répercuté les taux bas de la Banque Centrale sur les dépôts de leurs clients, de peur de les voir fuir ! De nombreux dépôts en France sont réglementés et leurs taux ne suivent pas la baisse des taux d’intérêt. La mécanique se grippe. Le canal bancaire ne fonctionne pas : les taux de crédit ne baissent plus en France ou en Allemagne et les banques sont encombrées dans leurs bilans par des excès de liquidités. Dès lors, on peut s’attendre à une transformation profonde de la banque de détail pour réduire leurs coûts (fermeture d’agences locales…).
Autre secteur sérieusement impacté en raison de cette pression forte sur la profitabilité : l’assurance, en particulier l’assurance-vie. Les bilans de ces assureurs sont soumis à de fortes « duration mismatches ». Autrement dit : les clients cherchent des engagements sur des périodes longues (prépa- ration de leur retraite) mais les assureurs ne sont plus en mesure de leur proposer des taux suffisamment attractifs à long terme. A cela s’ajoute dans certains pays, notamment en Allemagne, qu’une majorité de leurs encours de contrats (au passif) a été conclue avec des rendements garantis. Les assureurs ont donc des difficultés à maintenir un rendement réel positif, et cela s’étend aux systèmes des retraites. Ce qui a même fait dire à Wolfgang Schaüble, ministre des Finances allemand, qu’on « volait» aux citoyens leurs retraites ! La situation les rend très vulnérables et va donc les pousser à diversifier leurs portefeuilles vers des actifs plus risqués en espérant ainsi « se sauver ». L’alternative est le statu quo pour honorer les engagements pris, mais combien de temps cette situation est-elle réellement tenable ? Les épargnants seront in fine les perdants, ils auront à subir des hausses de cotisations pour compenser.
Plus globalement, tous les actifs à rendements fixes voient leur rentabilité diminuer et les investisseurs peinent à acter cette nouvelle réalité de rendements réels faibles. Un tel contexte ne fait qu’accélérer la mutation de l’intermédiation et du système financier européen. L’intermédiation a un coût ; les acteurs sont poussés à désintermédier ce qui fait dès lors porter les risques à des non-professionnels et soulèvent des questions de transparence et d’information.
Vulnérabilités du système financier international
Autre conséquence de la conjoncture : on constate de fortes vulnérabilités du système financier international. Premier constat, sur lequel insiste Natacha Valla(1), l’essentiel des flux mondiaux ont changé. L’endettement en volume de dettes dans le monde est extrême : la dette des pays émergents est supérieure à la dette des pays avancés d’avant 2007. On peut s’inquiéter de la capacité des acteurs à absorber ces liquidités : quelle est la résilience du système ? De plus, les demandes de cash ont évolué ces derniers mois, les pays exportateurs de pétrole en accumulent moins qu’auparavant, tandis que les banques centrales asiatiques absorbent des flux massifs… mais pour combien de temps encore ?
La seconde inquiétude concerne la détérioration des conditions de crédit doublé d’un risque de change. Là aussi, on voit s’accroître un mismatch d’échéances lorsque les prêteurs initiaux retirent leurs capitaux avec un dollar en hausse. Cela fait croître le coût des emprunts, et chuter les devises nationales face au dollar. Beaucoup d’acteurs portent des risques de change.
Enfin, dernier point d’incertitude au niveau international : la gestion délicate par la Banque centrale américaine de la sortie de sa politique accommodante. Certains prônent une augmentation des taux tandis que d’autres appellent à la vigilance face à la fragilité internationale. Ces derniers estiment que les États-Unis n’ont plus la capacité d’agir unilatéralement, et que les conséquences de leurs actes sur la sphère internationale, pourraient in fine se répercuter sur leur propre économie. C’est, en soi, un nouveau symptôme de vulnérabilité de l’économie mondiale.
En 1980, les flux financiers équivalaient aux flux commerciaux. En 2010, ils étaient devenus dix fois plus importants. Certains économistes, parmi lesquels Michel Aglietta, s’interrogent sur cette dérive. On échange de la monnaie, mais il n’y a plus de création de valeur réelle concomitante. On constate ainsi une vague de faux investissements en Asie, qui donne aujourd’hui des surcapacités importantes à gérer.
Taux négatifs et investissement
Les taux négatifs posent problème pour évaluer correctement les actifs. Il induit notamment des difficultés pour utiliser le taux d’actualisation des valeurs économiques futures (il est le « prix fictif » retenu pour actualiser les coûts et bénéfices futurs(2)). Dans le contexte actuel, ce taux est élevé et par conséquent, il défavorise les investissements à long terme ! Or, dans le contexte de réflexion accrue sur notre potentiel de croissance et sur les défis du 21e au rang desquels figure le changement climatique, les besoins en investissements de long terme sont considérables. À cela s’ajoute le problème central de la disparition des primes de risque.
Or ces primes sont essentielles : elles visent à rémunérer l’investisseur pour sa prise de risque. Hérésie : aujourd’hui il n’est plus rémunéré pour ce risque !
Comment alors relancer l’investissement ? Certains économistes comme Michel Aglietta en appellent à la mise en place d’un emprunteur public en dernier ressort pour générer une impulsion nécessaire à l’entraînement des investissements privés. Cette action doit être conçue au niveau européen, pour éviter les dispersions nationales. Le Plan Juncker peut être considéré comme un premier pas, mais la démarche devrait être structurée et développée et offrir véritablement des choix de priorités stratégiques, qui réussissent à associer investissements publics et privés, et qui valorisent notamment les démarches nouvelles en terme de fonds propres.
Le franchissement de la barrière de taux zéro et la mise en œuvre de taux bas remettent en cause profondément le principe d’efficience des marchés : toujours plus de liquidités, toujours plus de transferts de risques… mais une inflation qui demeure basse et un investissement qui ne redémarre pas. Sommes-nous dans un changement de paradigme ? Une chose est sûre : si les intentions initiales étaient louables, les doutes s’accumulent, les politiques s’en inquiètent, la situation ne peut guère durer. La Banque Centrale européenne le sait, elle prend des risques. D’où son appel insistant aux États membres de prendre leur part de responsabilité. Les nuages noirs s’amoncellent au-dessus du système financier international…
1. “International Financial Flows in the New Normal: Key Patterns (and Why We Should Care) ”, Matthieu Bussière, Julia Schmidt & Natacha Valla, CEPII Policy Brief, mars 2016.
2. On le calcule par la formule 1/(1+r)t avec r taux de dépréciation du futur et t le temps.