Interview croisée de Stéphane Giordano, Président de l’Association française des marchés financiers (AMAFI) et de Robert Ophèle, Président de l’Autorité des Marchés financiers (AMF)
Propos recueillis par Edouard-François de Lencquesaing
Président honoraire de l’EIFR et Trésorier de Confrontations Europe
La société frappée par la Covid met en lumière une véritable accélération de tendances déjà connues, en particulier les dimensions digitales et environnementales. L’Europe, déjà ébranlée par le départ du Royaume-Uni, répond présent par sa réaction rapide, coordonnée et d’une ampleur nouvelle ! Un haut comité d’experts (High-Level Forum on capital markets union – CMU) resitue dans ce cadre l’importance stratégique d’un marché de financement et de capitaux profond et efficient, indispensable alors que de considérables investissements long terme s’avèrent nécessaires pour faire face à la quatrième révolution industrielle et aux défis environnementaux. Dans ce contexte, face à la très forte montée des dettes d’entreprises, leur résilience passe aussi par un rééquilibrage entre dettes et capitaux propres. Un rapport de l’AMAFI intitulé Completing Capital Markets Union1, publié en juin, propose des pistes pour une réforme des marchés financiers européens qui reposerait notamment sur une régulation/supervision simple et adaptée et sur une colonne vertébrale d’infrastructures de marché puissante, compétitive et sûre… sujet dont on parle depuis plus de 20 ans.
Edouard-François de Lencquesaing, Président honoraire de l’EIFR (European Institute of Financial Regulation) et Trésorier de Confrontations Europe revient sur les constats et priorités du marché à travers une interview croisée de Stéphane Giordano, président de l’AMAFI et du président de l’Autorité des Marchés financiers (AMF), Robert Ophèle.
Il faut saluer le nouvel intérêt porté par la Commission européenne pour la relance de l’Union des marchés de capitaux. Cela passe par une bonne maîtrise des infrastructures de marché. Quel est le mode de fonctionnement de ces infrastructures financières ?
Robert Ophèle : Les marchés financiers assurent la rencontre entre acteurs économiques en recherche de financement et investisseurs, ils permettent de gérer les risques associés aux actifs – financiers ou non (marchés à terme de matières premières) – que ce soient les variations de prix ou le défaut des émetteurs (CDS) et ils assurent ensuite la liquidité des actifs financiers émis. Pour fonctionner, les marchés financiers s’appuient sur une chaîne complexe d’infrastructures de trois types principaux:
– Des plateformes de négociation (les bourses) qui organisent la rencontre des intérêts acheteurs et vendeurs. En Europe, leur importance s’est accrue avec les règles d’obligation de négociation mises en œuvre depuis 2018 (MIFID II / MiFIR) ;
– Des chambres de compensation (CCP) qui, une fois les transactions conclues, se substituent aux contreparties pour diminuer les volumes d’échanges et les risques de contrepartie et faisant un netting des transactions. Les règles d’obligation de compensation de certains produits dérivés prises après la crise financière de 2008 ont rendu ces CCP incontournables, au point d’en faire des acteurs systémiques ;
– Les dépositaires centraux (CSD) qui tiennent le registre des titres émis et gèrent le règlement-livraison des transactions. Au-delà, des infrastructures spécialisées dans la fourniture de données sur les transactions assurent la transparence de la formation de prix (consolidated tape, trade repositories…) ou proposent des indices permettant de fixer des performances de référence.
Stéphane Giordano : La localisation des infrastructures est un enjeu industriel et politique. Elle est une résultante et une condition du développement d’une place financière. Historiquement nationales et concentrées sur les actions et obligations, les infrastructures ont progressivement étendu leurs opérations en termes de géographie comme de classes d’actifs. Pour une place financière, la présence d’infrastructures suffisamment développées est un facteur critique d’autonomie et de développement. En effet, cette localisation tend à déterminer le droit dominant pour le type de transactions considéré, et agit comme facteur d’attraction puissant pour les différents acteurs (négociateurs, compensateurs, etc.).Certaines infrastructures jouent en outre un rôle critique pour des opérations (repos) et des instruments (obligations souveraines) déterminants dans la transmission de la politique monétaire. Ces enjeux sont exacerbés pour les chambres de compensation sur les produits dérivés, notamment parce que la tendance naturelle du marché dans ce domaine est à la concentration des opérations pour chaque classe d’actifs, sur un nombre limité de contreparties, avec le plus souvent une chambre fortement dominante à l’échelle mondiale.
Comment se pose le problème des infrastructures face à des marchés de capitaux qui en Europe devraient probablement doubler de taille passant de 20 à plus de 40 % du financement de l’économie ?
Robert Ophèle : De fait, la structure du financement de l’économie doit évoluer. Nos défis économiques impliquent un renforcement des fonds propres des entreprises et l’optimisation du coût des financements. Le rôle des marchés de capitaux est donc essentiel. Or, les marchés financiers ont une tendance naturelle à la concentration : la plateforme qui accueille le plus de transactions, la plus liquide, doit en principe assurer la meilleure exécution des ordres, la compensation est plus efficace si l’ensemble des transactions y sont rassemblées permettant un netting maximum. A contrario, plus il y a de dépositaires centraux (CSD), plus le règlement-livraison, c’est-à-dire le transfert des titres, est opérationnellement fragmenté donc complexe et coûteux.
Mais plus il y a de concentration, moins il y a de concurrence, ce qui entraîne des effets potentiellement négatifs sur les prix et l’innovation et plus de risques, toute défaillance mettant en péril l’ensemble du secteur financier. La réglementation, la supervision et les mécanismes de gestion de crises des infrastructures financières sont donc essentiels pour éviter ou au moins limiter les risques associés à un mauvais fonctionnement des marchés.
Or, avec le départ du Royaume-Uni, l’UE est désormais en position de faiblesse puisque des infrastructures majeures traitant des titres d’émetteurs de l’Union, des contrats conclus par des acteurs de l’Union et des transactions libellées dans des devises de l’Union sont localisées au Royaume Uni et que les infrastructures localisées dans l’Union font l’objet d’approches essentiellement nationales ce qui génère fragmentation et inefficacité. On ajoutera que ces infrastructures sont largement des filiales de groupes localisés dans des pays tiers (Royaume-Uni, Suisse ou Etats-Unis) alors que la présence des groupes de l’Union (Deutsche Börse ou Euronext) dans les pays tiers est quasi inexistante.
La tentation est donc grande d’en rester au statu quo vis-à-vis du Royaume-Uni– ce qui reviendrait à accorder une équivalence générale aux infrastructures qui y sont localisées – et de se résoudre à vivre avec la fragmentation actuelle des marchés de l’Union, l’équivalence permettant de conserver une efficacité raisonnable des marchés avec la concentration d’opérations sur une place financière majeure. Mais ce serait là abandonner toute ambition d’une souveraineté financière de l’Union et constituerait un fort danger en périodes de crises au cours desquelles la gestion s’effectue assez légitimement en priorité au bénéfice des intérêts nationaux.
Stéphane Giordano : Robert a raison. La concentration des marchés financiers présente pour les utilisateurs des bénéfices évidents mais cette organisation oligopolistique induit aussi des externalités négatives, notamment en situation de stress : les infrastructures ainsi concentrées sont fortement systémiques. Par ailleurs, pour les autorités d’une zone réglementaire et monétaire donnée, la dépendance à une chambre de compensation localisée dans une autre zone pose évidemment un problème de souveraineté, d’autant plus critique que les instruments considérés sont susceptibles de rétroagir sur leur politique monétaire ou la stabilité de la dette souveraine.
Cette situation a été illustrée, lors de la crise de 2011, par la décision de la chambre de compensation LCH Ltd d’imposer une décote sur les titres souverains de certains pays membres de l’Eurozone qui lui étaient déposés en garantie. Ainsi la concentration et la localisation optimales des infrastructures et en particulier des chambres de compensation relèvent d’un équilibre entre efficacité opérationnelle en situation normale de marché et gestion des externalités négatives en situation de stress extrême. En outre, il paraît difficile d’assurer le développement et l’intégration des marchés financiers de l’Union s’ils continuent à dépendre d’infrastructures localisées en dehors de l’Union.
Tous les marchés ne présentent pas le même degré de criticité, mais surtout, par construction, une localisation « souveraine » peut sembler en contradiction avec la structure et l’efficacité des marchés. Quel serait le domaine le plus critique ?
Stéphane Giordano : Dans le cas de l’UE, le sujet se pose particulièrement pour la compensation des swaps de taux (IRS). Les repos en Euro, ainsi qu’une part importante des dépositaires centraux (CSD), sont désormais compensés au sein de l’Eurozone. Sur ces marchés la question est donc réglée. S’agissant des swaps en Euro, l’essentiel continue d’être compensé à Londres, en dépit du développement d’une offre alternative à Francfort.
La structure du marché des swaps explique assez largement l’inertie du marché, et la difficulté à déplacer la compensation des swaps en euros d’une place vers une autre :
– seuls 25% des swaps sont libellés en Euro, et parmi ceux-ci seuls 25% impliquent une contrepartie localisée dans l’Union : tout déplacement de la compensation qui ne s’appliquerait qu’aux entités européennes ne porterait que sur une part minoritaire des flux et ne générerait pas une masse critique suffisante pour attirer les flux n’impliquant pas des entités européennes ;
– s’agissant de swaps à long terme, le déplacement d’une contrepartie d’une chambre de compensation implique, un stock important de transactions historiques qui doit être dénoué dans la chambre de compensation d’origine, et conclu de nouveau auprès de la chambre d’accueil. D’où un coût important sans bénéfice immédiat.
Il résulte de ce qui précède qu’une approche prescriptive visant à la relocalisation rapide des swaps en Euro ne serait pas couronnée de succès. En imposant aux entités européennes de participer à un pool de compensation minoritaire, une telle approche se traduirait par une moindre compétitivité de ces acteurs et, paradoxalement, une baisse de la part des transactions finalement compensées au sein de l’Eurozone.
Mais alors quelles pistes peuvent être envisagées ?
Robert Ophèle : Dans une stratégie industrielle d’ensemble des marchés il faut renforcer, là où cela est possible, la masse critique des infrastructures existantes en sortant d’une approche nationale au profit d’une vision plus paneuropéenne. En ce qui concerne les pays tiers, les acteurs dominants sont significatifs et souvent localisés à Londres et rarement sous gouvernance de l’UE à 27 : qu’il s’agisse d’ICE, LSEG, Nasdaq, SIX, DTCC, TP-ICAP, BGC, CBOE, CME… Euronext, Deutsche Börse, Euroclear et Tradition, qui sont les principales infrastructures à gouvernance UE, n’ont pas de siège en France. La supervision européenne est symbolique. Il faut donc viser à privilégier le développement d’infrastructures localisées dans l’Union, soumises à une réglementation, supervision et gestion de crise européenne dès qu’elles présentent une importance systémique.
Pour ce faire, on doit se fixer quelques principes simples, dont la légitimité me semble inattaquable, fondés sur le couple domiciliation de l’émetteur et libellés de la transaction. Les titres et contrats émis par des émetteurs de l’Union et libellés dans une devise de l’Union ont vocation à être traités dans l’UE. L’avantage opérationnel d’une telle approche, si elle est appliquée de façon harmonisée, est qu’elle ne génère pas de conflit de réglementation entre pays. Elle n’a cependant de sens que si le paysage de l’Union gagne en efficacité. Or si la zone euro a permis l’émergence d’une banque centrale forte et d’un début d’Union bancaire avec une supervision et une résolution bancaire unique, très peu a été fait en matière d’infrastructures de marché qui, quels que soient leur taille et leur périmètre d’activité, sont résolument des entités nationales avec une déclinaison nationale de règles européennes, une supervision nationale et une gestion de crise nationale (sous réserve de l’intervention de la Banque centrale européenne (BCE) qui transcende en partie les frontières nationales). Euronext est probablement la tentative la plus aboutie d’une approche qui dépasse les cadres nationaux fondée sur un ensemble de règles harmonisées définies sous le contrôle d’un Collège de superviseurs et d’un carnet d’ordres unique justifiant une supervision coordonnée. On voit cependant les limites d’une telle approche pour une Union à 27. Les grandes infrastructures de marché de l’Union doivent en fait faire l’objet d’une supervision directe centralisée à l’ESMA (European Securities and Markets Authority) et à la BCE (lorsque ce sont également des établissements de crédit) ; c’est une condition au rapatriement ordonné des opérations réalisées dans l’Union.
Stéphane Giordano : Une approche incitative et fondée sur le temps long paraît plus susceptible d’atteindre l’objectif de relocalisation des infrastructures et surtout celle de la compensation des swaps en Euros. Une telle démarche pourrait par exemple se fonder sur :
– l’incitation des entités – en pratique, les grandes banques d’investissement américaines – qui, dans le cadre du Brexit, repositionnent leurs activités commerciales au sein de l’Union à y repositionner également leur trading en instruments libellés en Euro. Cette incitation pourrait notamment passer par les Supervisory Expectations de la BCE. Il s’agirait d’exiger que les entités sous sa supervision disposent d’une certaine autonomie pour leur trading et la gestion de leurs risques, sans devoir reposer entièrement sur des entités du Royaume-Uni ;
– la compensation volontaire par les entités souveraines et supranationales européennes (BEI, BCE, banques centrales, etc) de leurs swaps, et ce auprès de chambres européennes.
L’objectif serait de constituer progressivement un pool de transactions dont la compensation serait susceptible d’être relocalisée au sein de l’Union par une politique prescriptive, mais qui représenterait une masse critique suffisante pour attirer avec lui l’essentiel des transactions, ou du moins faire jeu égal avec le pool des transactions qui resteraient compensées en dehors de l’Union.
Mais le Brexit c’est demain. Comment fixer une feuille de route compatible avec cette échéance ?
Robert Ophèle : Pour moi, il est cinq défis que les infrastructures de marché de l’UE doivent affronter pour gagner en efficacité et assurer l’indépendance de l’UE. Il faut assurer la transparence des transactions qui bénéficient encore aujourd’hui de trop de dérogations. Deuxième défi : l’ouverture à la mondialisation des marchés et donc de l’équivalence des infrastructures du Royaume-Uni. Il n’y a pas besoin de donner une équivalence aux plateformes de négociation mais s’agissant des chambres de compensation l’objectif est de disposer à terme d’infrastructures significatives dans l’UE pour tous les produits libellés dans une devise de l’UE, même si cela nuit à l’efficacité de la compensation. Le troisième défi est celui des nouvelles technologies et en particulier de la blockchain. Le développement des security token doit être testé dans la chaîne de marché et pourrait devenir à terme la norme (avec un token de règlement en monnaie centrale) ; mais cela nécessite des ajustements réglementaires au niveau européen. Les quatrième et cinquième défis sont le modèle d’intégration (verticale ou horizontale) et de la concurrence (open access)
Pour cela il faut faire évoluer la supervision sur la base d’un meilleur mix national/européen.
Une telle cible est inatteignable au 31 décembre 2020, fin de la période de transition, tant en termes de calendrier réglementaire que de gestion opérationnelle (cas des swaps de taux en euros). Mais nous avons l’opportunité, dans le cadre de la remise en chantier de l’Union des marchés de capitaux, d’en fixer clairement l’objectif et le calendrier.
Stéphane Giordano : Effectivement, l’objectif de doter l’Union européenne d’une plus grande autonomie quant aux infrastructures de marchés les plus systémiques suppose d’adopter un calendrier à la fois pragmatique et ambitieux. Il est évident que ce calendrier devra se projeter bien au-delà de la fin de la période de transition. Pour autant, il ne pourra pas ignorer l’issue du Brexit et les éventuelles divergences de la réglementation britannique par rapport au corpus européen. Et, en la matière, les difficultés des négociations en cours incitent à la prudence quant au niveau de coopération future entre les autorités britanniques et européennes.
1 Enabling EU-27 markets to play a bigger role in the financing of the Union’s economy, 118 pages, juin 2020. Disponible sur amafi.fr