L’Europe, la paix et nous

Claude Fischer-Herzog, Directrice d’ASCPE, Les Entretiens Européens & Eurafricains et Présidente d’honneur de Confrontations Europe

Le sens d’un engagement

Ce qui m’a toujours transcendée dans mon engagement, c’est ma volonté de changer le monde ! J’ai animé avec passion la réflexion et l’action pour l’élargissement de l’Europe, les retrouvailles avec les pays de l’Est, la fabrication d’une « maison commune » avec la Russie, l’ouverture à la Turquie, au Maghreb, puis au monde avec les Entretiens Européens & Eurafricains, et aujourd’hui avec le Cercle cinéphile « Open World, Regards croisés ». Je savais que la « paix perpétuelle » – comme une promesse faite au commencement de la construction européenne – était non pas une chimère, mais un combat. Car le monde était et reste criblé de guerres. Et même l’Europe, avec ses conflits en Irlande et dans les Balkans ou à ses frontières, en Arménie et en Syrie… Confrontations s’est mobilisée, dénonçant la lâcheté de l’Occident et la faiblesse de l’union politique qui privait l’UE d’intervenir. Nous rêvions de réconcilier les Européens, de créer des États associés, et j’étais convaincue que l’ouverture de l’Europe au monde était une chance pour elle-même. Après le Tour d’Europe en 2007, celui des Balkans en 2011, nous avons engagé le dialogue avec les Ukrainiens et les Russes en 2014 au moment de l’annexion de la Crimée.

Attention à la bonne conscience de l’Occident !

Aujourd’hui, la tragédie en Ukraine nous émeut profondément. La grande différence avec les drames dans les Balkans, en Syrie ou en Arménie, c’est que la guerre, cette fois-ci, est vécue par les Européens comme une menace pour eux-mêmes. Mais nous devons nous poser une question : qu’avons-nous fait pour éviter d’en arriver là ? En disant cela, je n’excuse pas Poutine, ni la Russie de la guerre qui ne saurait être la solution. Mais attention à la bonne conscience de l’Occident ! Car depuis 2014, les conflits dans le Donbass entre les séparatistes russes et les forces ukrainiennes ont fait 13 000 morts, les accords de Minsk ont été bafoués dans la plus grande indifférence. Les Russes ont pu annexer la Crimée, les Américains former et armer les Ukrainiens, l’OTAN se rapprocher toujours plus des frontières de la Russie.

La chute d’un Empire

Or, si la tragédie de l’Ukraine plonge ses racines dans l’histoire de ses relations complexes avec la Russie2, on ne peut comprendre le séisme politique qu’elle provoque sans revenir sur les relations entre la Russie et l’Occident3, et ce qui s’est joué avec la fin de l’URSS. Poutine aura eu sa guerre de succession en bombardant l’Ukraine, mais celle-ci a créé un bouleversement géopolitique dont nos dirigeants doivent prendre toute la dimension pour sortir de « l’hystérie des blocs » et éviter les réactions systémiques. Qu’apprenons-nous de l’histoire ? Quand Henri Guaino alerte « nous marchons vers la guerre comme des somnambules », il rappelle les humiliations faites à l’Allemagne lors du traité de Versailles qui ont conduit à la Seconde Guerre mondiale. Saluons de ce point de vue le Président Macron qui a déclaré que « la paix ne se gagnera pas dans l’humiliation de la Russie ».

Personne ne sortira gagnant

Pourtant, en poussant les Russes hors des grandes institutions internationales, les USA veulent humilier la Russie. En pressant les Européens de sanctionner toujours plus Moscou, en surarmant les Ukrainiens, en invitant tous les pays à renforcer l’OTAN, ils se servent de nous. Et d’une certaine façon, nous sommes en guerre, à distance par Ukraine interposée. Des blocs se reforment, l’Afrique se détourne, au détriment de la paix et de la fraternité mondiale, et des peuples européens, russes, ukrainiens qui sortiront de cette guerre durablement abîmés par les haines et les drames.

Le surarmement de l’Europe signe l’échec de sa réconciliation

Le surarmement des États membres n’est pas une bonne nouvelle, et ceux qui pensent que l’UE s’en sortira renforcée par une défense commune se trompent. L’Union ne dispose pas de structure opérationnelle contrairement à l’OTAN, qui dans la crise actuelle, croit retrouver sa raison d’être. Or cette alliance atlantique, héritage de l’après-guerre, ne peut se passer des États-Unis. Craignant la Russie, certains pays s’empressent même de conclure des accords de défense bilatéraux avec les Américains (Slovaquie et Pologne), ou de leur acheter, comme l’Allemagne, des avions de chasse. Nos intérêts divergent, et nous avons des visions très différentes sur le sujet. Les lignes de fracture sont claires : les États-Unis et certains pays d’Europe de l’Est ne veulent pas renoncer à l’OTAN ; se sentant menacés, Finlande et Suède frappent à sa porte. La France propose une architecture de sécurité et de défense où l’UE serait plus autonome, mais l’Allemagne est indécise. Que restera-t-il de notre unité après le conf lit ? Sommes-nous prêts à ouvrir en grand la perspective de l’entrée de l’Ukraine dans l’UE ? Nous n’avons pas su intégrer les Balkans pour conjurer le retour des nationalismes après l’éclatement de la Yougoslavie et la guerre qui a meurtri les peuples, et en particulier les Bosniens que nous avons laissés à la porte.

Ne rien rendre irréversible, et retrouver le chemin de la paix

Il faut comprendre ce qui a conduit à la guerre, et éviter tout manichéisme si nous voulons sortir de l’engrenage qui nous amènerait à « la guerre totale ». Et il ne faudrait pas que les hostilités rendent impossible la confiance lors de la paix future qu’il faudra pourtant signer, avec un accord régional « Minsk 3 », associant l’UE, la Russie, l’Ukraine, le Caucase et la Turquie4. Construire une paix durable sera une autre histoire. Mais c’était notre idéal. Ne le lâchons pas. Avec les sociétés civiles, mobilisons- nous, reprenons l’initiative du dialogue et agissons avec de nouvelles propositions de coopération régionale. C’est le sens de notre engagement5.

1 Cf. La crise de Crimée : les défi s énergétiques pour l’Europe – Conférence de « Confrontations Europe » et d’ASCPE – 25 avril 2015.

2 Voir la note d’Armen Kagramanov, chargé de mission à ASCPE Les relations russo-ukrainiennes depuis leurs origines www.entretiens-europeens.org; et l’article de Jacky Fayolle, L’Ukraine, nation d’Europe https://jackyfayolle.net/2022/03/24/lukraine-nationdeurope/# more-2742

3 Cf. Oleg Kobtzeff, Les relations entre les États-Unis et la Russie : retour sur les trois dernières décennies, Institut d’études de géopolitique appliquée, Paris, le 15 février 2022

4 N’est-il pas surréaliste que la Turquie se soit placée comme seule intermédiaire entre les Russes et les Ukrainiens ? Le gouvernement d’Erdogan est discrédité par ses crimes génocidaires en Arménie au mépris des accords de Bichket de 1994, et qu’il perpétue aujourd’hui, là aussi dans l’indifférence générale ?

5 Cet article a fait l’objet d’une version longue qu’on pourra retrouver sur le site des Entretiens Européens & Eurafricains www.entretiens-europeens.org

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