Plus d’un an après le début de la guerre en Ukraine, Jacques Rupnik, politologue spécialiste des problématiques d’Europe centrale et orientale et directeur de recherche émérite à Science-Po Paris, revient pour Confrontations Europe, à l’occasion d’un entretien avec Thomas Dorget, Directeur Général de Confrontations Europe, sur les conséquences de la guerre et sur les politiques européennes de voisinage et d’adhésion.
Thomas Dorget : Le mois dernier, l’Ukraine commémorait le premier anniversaire de l’invasion de son territoire par la Russie. À l’occasion de cette étape symbolique du conflit, il convient de se pencher sur le fait unique que constitue le processus d’adhésion de l’Ukraine, pays en guerre, à l’Union européenne. Alors que la Commission européenne devrait présenter en mai prochain son évaluation des recommandations formulées en juin dernier en vue de l’accession de Kiev, quelles observations peut-on faire ressortir des premiers de l’Ukraine vers son intégration ?
Jacques Rupnik : Cette guerre est un test grandeur nature de la capacité de l’UE à répondre à un grand défi pour lequel elle n’était pas réputée présente, celui de la sécurité et de la politique étrangère. Nous avons tous pu constater la capacité de l’UE, probablement sous-estimée par Vladimir Poutine, à préserver une certaine unité et cohérence dans les réponses à l’invasion de l’Ukraine, qui se sont traduites par les six vagues de sanctions envers la Russie, sous la Présidence française du Conseil de l’UE, et les trois vagues de sanctions, sous la présidence tchèque qui a suivi. Un nouveau paquet de sanctions est d’ailleurs en cours sous la Présidence suédoise actuelle.
Cette réaction unie et cohérente des 27 est une nouveauté face à la guerre. Dans les crises précédentes, l’UE nous avait habitué à une valse à trois temps, que nous avions déjà observée lors de la crise sanitaire, la crise migratoire ou la crise économique : une première réponse confuse car nous n’étions pas préparés, une deuxième qui se caractérisait par une réaction individuelle et non coordonnée de chacun des États membres, et un troisième temps, dans lequel nous trouvions une solution commune. Cette fois, la guerre nous a obligé à réagir vite, « ici et maintenant ».
D’autre part, la guerre a souligné un sujet central de l’intégration européenne : L’UE est un projet de paix, qui s’est construit au lendemain de la Seconde guerre mondiale, contre la possibilité d’une récidive guerrière sur le continent. C’est cette paix par l’interdépendance qui devait rendre la guerre impossible. Ce projet a été un succès pour les États qui font partie du projet européen, mais a donné naissance à une UE singulièrement démunie face à une menace dans son voisinage proche. Nous avons ainsi découvert que l’Europe, qui s’était pensée contre la géopolitique, car c’est la géopolitique qui avait détruit l’Europe lors des deux guerres mondiales, doit face à la guerre se penser en acteur géopolitique.
Dans l’urgence, les Européens ont répondu, mais ils n’ont toutefois pas la même lecture de la menace, de son acuité, de son éminence et surtout des réponses à y apporter. Puisque ce n’est pas l’Europe qui est aujourd’hui en état d’apporter des réponses, on se tourne vers l’OTAN. C’est pourquoi cette guerre-là est aussi l’heure de l’OTAN.
Cela remet enfin en perspective le débat sur « l’autonomie stratégique européenne », du fait que les Européens sont, pour la plupart, réticent à employer ce vocabulaire. Ils soupçonnent derrière ce terme, surtout en France, une façon de contourner la question de l’OTAN, c’est-à-dire des Etats-Unis. Pour une grande partie des Européens et pas seulement à l’Est, c’est l’heure de l’OTAN. C’est le moment où deux pays neutres européens, la Finlande et la Suède, ont demandé à rejoindre l’OTAN. Cela oblige à expliciter, à mieux formuler la question de « l’autonomie stratégique européenne » en s’assurant d’abord que cela ne soit pas pensé contre l’OTAN car les ¾ des européens ne l’accepteraient pas. Il faut clarifier qu’il s’agit d’un pilier européen au sein de l’OTAN et que l’autonomie stratégique ne se limite pas à la dimension militaire. Il y a également, l’énergie, les chaines de valeur industrielles, l’intégration financière qui doivent être liées à ce concept. A terme cela devra également concerner l’industrie de défense, mais, là aussi, il faut une volonté politique commune.
T. D. : Comment envisagez-vous l’adhésion de l’Ukraine et de la Moldavie par rapport au processus d’intégration en cours depuis vingt ans dans les Balkans ?
J. R. : Le statut de candidat a été attribué à l’Ukraine comme soutien à un pays agressé qui le demandait. On se souvient du discours de Volodymyr Zelensky le 1er mars 2022 face au Parlement européen en visioconférence, lorsqu’il déclare : « Notre souhait c’est de rejoindre l’UE. (…) Nous nous battons pour vous, pour les valeurs européennes ». C’est un moment symbolique où nous avons mis en avant une communauté de valeurs, de principes contre l’agression, pour la défense d’une démocratie, certes imparfaite. Le statut de candidat est un symbole fort de solidarité politique. Mais pour le traduire dans les faits, il faut entièrement redéfinir ce que c’est que l’adhésion à l’UE.
En effet, la première condition pour être candidat, c’est d’être un pays en paix, aux frontières définies, afin d’éviter d’importer des conflits au sein de l’UE. C’est un sujet qui a souvent été évoqué avec les pays des Balkans : La guerre en ex-Yougoslavie a constitué un retour de la guerre sur le continent européen dans les années 1990. Les deux conflits ne sont pas comparables, mais les États des Balkans ont tout de même connu une décennie de guerre, qui a fait plus de 100 000 morts en Bosnie et près de 10 000 au Kosovo. À cela, l’UE répondait à l’époque qu’une adhésion des pays de l’ex-Yougoslavie ne pourraient se faire sans le retour de la paix et la reconnaissance des frontières.
Le cas ukrainien est différent, la promesse d’une adhésion est un geste politique fort, important pour le moral de ceux qui se battent sur le front, mais qui implique de revenir sur cette jurisprudence majeure du processus d’adhésion à l’Union.
Au passage, le statut de candidat accordé à l’Ukraine abolit la distinction entre politique d’élargissement et politique de voisinage. L’Ukraine faisait partie de la politique de voisinage de l’UE et pas de sa politique d’adhésion. L’objectif de la politique de voisinage était justement de ne pas réduire les relations entre l’UE et les pays voisins à la seule question de l’élargissement. L’idée était alors de proposer aux pays voisins « Tout sauf les institutions. » selon la formule de Romano Prodi, Président de la Commission européenne de 1999 à 2004, c’est-à-dire : la participation à tous les programmes européens, Erasmus, l’intégration au marché unique mais sans être un membre politique de l’UE. Donc, nous avons abandonné cette distinction entre ces deux politiques.
A ce moment-là vient une troisième question : dans quelles conditions l’adhésion de l’Ukraine à l’UE pourrait se réaliser ? Cela dépend évidemment de l’évolution de la guerre elle-même. Pour le moment, je ne vois pas la partie ukrainienne s’effondrer. Elle reçoit un soutien massif des pays occidentaux, mais elle a surtout une volonté extraordinaire de se défendre. Par ailleurs, je ne vois pas le côté russe s’effondrer non plus. Ils se sont enlisés, sont contraints de multiplier les mobilisations, mais mon impression est que nous nous installons dans un conflit qui va durer. Ainsi, pour que l’Ukraine puisse concrètement intégrer l’UE, il faudra d’abord négocier un cessez-le-feu. Cela impliquera sans doute des concessions, même limitées dans le temps, qui concernent la Crimée. Une forme de scénario coréen, deux pays qui aujourd’hui encore n’ont pas signé de traité de paix, mais qui vivent sous le régime d’un cessez-le-feu depuis des décennies.
Je ne vois pas les Ukrainiens accepter un cessez-le-feu qui signifierait la perte d’une partie de leur territoire, si ce n’est en obtenant quelque chose de majeur, fondamental à titre de compensation : l’adhésion à l’UE. Cette question ne remet pas en cause les négociations de paix à long terme et il ne s’agit pas de renier le principe de souveraineté de l’Ukraine.
Par ailleurs, l’UE est ainsi mise dans une position difficile car il s’agit du processus d’intégration d’un pays qui est grand comme la France et peuplé de plus de 40 millions d’habitants, ce qui oblige à faire au moins deux choses. D’abord, si l’UE s’engage avec l’Ukraine dans un véritable processus d’adhésion, l’Europe doit également accélérer sur l’adhésion des pays des Balkans, à qui nous avons promis la perspective européenne il y a 20 ans. Un pays ne peut être un éternel candidat à l’adhésion. Si l’UE veut donner une crédibilité à ce qu’elle annonce aux Ukrainiens, il faut que le train de l’élargissement vers les Balkans avance.
Ensuite, pour que ce train avance et que la perspective ukrainienne soit crédible, il faut changer la façon de penser l’élargissement. Ce n’est plus l’élargissement tel que nous l’avons connu pour l’Europe centrale où nous avions demandé à 8 pays d’absorber 100 000 pages d’acquis communautaire dans leurs législations nationales, de mettre leurs économies en état de compatibilité avec le marché unique et de garantir l’État de droit, tout cela en une décennie. Ce que les européens avaient baptisés « critères de Copenhague ». Tout cela, dans le cadre d’une négociation asymétrique, puisqu’une partie fixe à l’autre les conditions d’adhésion. Ce modèle, qui a fonctionné pour l’Europe centrale, n’est pas applicable à l’Ukraine. Nous ne pouvons pas demander à Kiev de se conformer aux critères de Copenhague dans un contexte de guerre et la reconstruction sera longue. Ce processus ne pourra pas se faire dans des délais aussi rapides.
Il nous faut alors imaginer un processus d’élargissement par étape, qui vaudrait tant pour les Balkans que pour l’Ukraine. L’idée serait de mettre en œuvre une intégration graduelle, par secteurs, par politiques publiques (marché, énergie, agriculture…), donnant accès à de nouveaux droits politiques dans le système institutionnel européen mais également un accès aux fonds structurels dont bénéficient aujourd’hui les pays d’Europe centrale.
Dans cette perspective, un levier majeur est la mise en œuvre de fonds de pré-adhésion, c’est-à-dire le rééquilibrage de la distribution des aides qui est aujourd’hui centrée sur les États membres, en en distribuant une partie aux pays qui sont en processus d’adhésion. Entre des pays comme la Bulgarie et la Serbie qui sont de taille comparable, le premier reçoit 10 fois plus que le second. Ce phénomène accroît le gouffre économique et financier entre les pays candidats et les États membres. Or je crois qu’il faut faire l’inverse : investir massivement dans les pays en voie d’adhésion, quitte à réduire les fonds structurels qui sont distribués à la Hongrie, la Pologne, la République Tchèque qui en ont bénéficié pendant vingt ans.
Cette idée doit accompagner l’évolution du processus d’adhésion, en élaborant un système graduel faisant en sorte qu’à chaque étape de réforme interne du pays candidat, correspond à un degré supplémentaire dans l’une intégration politique partielle d’abord et à terme pleine et entière.
T. D. : Le statut de pays candidat à l’UE accordé à l’Ukraine s’est également complété d’une même décision vis-à-vis de la Moldavie. Ce voisin de l’Ukraine, très soumis aux pressions russes devrait accueillir en juin prochain le second sommet de la Communauté politique européenne, projet initié en octobre 2022 sous l’impulsion d’Emmanuel Macron. Ce nouveau format de coopération a-t-il vocation à fournir une alternative à l’intégration pour certains pays des Balkans et du Caucase ?
J. R. : La Communauté politique européenne pourrait fournir un cadre général au processus d’intégration graduel. Nous irions alors vers une Europe dans laquelle les frontières deviendraient plus souples, moins contraignantes. Toutefois, il n’est possible de s’élargir à la périphérie que s’il y a un centre. Le pire service à rendre à l’Ukraine, à la Moldavie ou aux pays des Balkans serait que l’Europe soit en panne, que le tandem franco-allemand soit paralysé par des différences que l’on a beaucoup évoquées à l’occasion des commémorations du soixantième anniversaire du Traité de l’Elysée.
La Communauté politique européenne a initialement suscité chez moi deux réserves, car j’avais tout de suite pensé à la Confédération européenne que François Mitterrand avait proposée en 1990 et pour laquelle il avait associé le président de la Tchécoslovaquie Vaclav Havel, les Assises à Prague. Or, ce projet n’a pas eu de suite du fait de deux problèmes. Le premier était, qu’au fur et à mesure que se précisait l’idée d’une confédération, François Mitterrand, inquiet des évolutions possibles de l’URSS de Gorbatchev, voulait intégrer la Russie au projet. A ce moment-là, les Européens centraux ne voyaient pas d’un bon œil le fait d’intégrer l’URSS en train d’éclater à un projet de confédération ancré à l’Ouest. Le second problème fut révélé aux participants de la veille de ces assises de la Confédération européenne à Prague. François Mitterrand a donné une interview à l’AFP, dans laquelle il indiqua que la Confédération aura pour mission de proposer un entre-deux aux pays de l’ex-bloc communiste, car leur adhésion éventuelle à l’UE prendra plusieurs décennies. Ce fut la douche froide car tous ont compris que la Confédération allait être une voie de garage par rapport à l’option principale qui était tournée vers l’intégration européenne.
Ces deux objections semblent aujourd’hui levées, la Communauté politique européenne n’inclut pas la Russie, ni la Biélorussie, donnant ainsi une définition géopolitique de l’Europe. Ensuite, ce n’est pas un substitut à l’élargissement puisque les Européens ont annoncé la perspective d’adhésion à l’Ukraine et à la Moldavie. Son second sommet aura d’ailleurs lieu en Moldavie, symboliquement important, passant du grand discours géopolitique sur la nouvelle définition de l’Europe au sommet de Prague en septembre 2022 à quelque chose de plus concret : sécurité, énergie, migrations… En ce sens-là la Communauté politique européenne évite les deux travers du projet mitterrandien, mais il faudra voir si la France saura trouver le moyen de faire l’articulation entre l’UE et la CPE.