Par Chloé Bourguignon, Conseillère nationale au secteur Europe-International de l’UNSA
Installée depuis le 1er décembre dernier, la nouvelle Commission européenne peut désormais lancer les grands dossiers de l’Union européenne (UE) pour la mandature 2024-2029. Si Ursula von der Leyen n’a pas connu de réelles difficultés pour rester à la tête de la Commission pour un second mandat, le contexte politique et les défis sont bien différents de ceux d’il y a cinq ans.
Alors que les travailleurs.euses continuent de ressentir l’augmentation du coût de la vie partout en Europe, que l’austérité menace et que les suppressions d’emploi se multiplient, ce nouveau contexte pourrait bien compliquer les avancées en matière sociale.
Un nouveau centre de gravité à droite toute
Les élections européennes, comme nationales, marquées par une forte poussée des populismes d’extrême droite, sont venues rebattre les cartes des institutions européennes.
Si les deux groupes historiques au Parlement européen, le PPE et les S&D, ont réussi à se maintenir, il faut désormais compter sur trois groupes d’orientation souverainiste et/ou d’extrême-droite, comptant au total 187 eurodéputé.es, auxquels il convient de rajouter les non-inscrits de même obédience. Cette recomposition modifie les jeux d’alliance.
Au sein du Conseil, on compte une participation active de l’extrême-droite dans cinq gouvernements nationaux, sans compter les soutiens plus ou moins actifs dans différentes coalitions. En Allemagne et en France, États moteurs de l’UE, l’instabilité gouvernementale couplée à une montée de l’extrême-droite ne permet plus de porter des sujets de façon aussi forte que lors des précédents mandats. Gageons que la désignation à la présidence du Conseil d’Antonio Costa, socialiste portugais particulièrement engagé pour un Socle européen des droits sociaux effectif et pour un dialogue social constructif, permette d’avancer pour cette Europe sociale qu’attendent les citoyennes et citoyens européens.
Quant à la Commission européenne, sa composition reflète ces nouveaux équilibres et penche nettement à droite. L’attribution d’une vice-présidence à l’extrême droite avec l’italien Raffaele Fitto a valu une approbation particulièrement timide de ce collège par le Parlement européen. Avec 370 votes pour, soit 54% des voix, cela en fait la majorité la plus faible jamais exprimée. Des questions légitimes se sont exprimées sur les priorités données au social et à l’égalité, notamment du fait d’un déséquilibre notable en défaveur des femmes siégeant au sein du collège, de la disparition d’un portefeuille dédié à l’égalité et de celui dédié aux emplois et aux droits sociaux.
Depuis l’installation du nouveau Parlement européen en juillet 2024, force est de constater la disparition du cordon sanitaire, qui permettait de tenir éloignés les représentants de l’extrême-droite et de limiter leur pouvoir d’influence. Après une résolution sur le Vénézuéla, co-écrite par le PPE et des membres des groupes Conservateurs et réformistes européens et Patriotes pour l’Europe, et la résolution sur le budget qui n’a pas pu être adoptée en octobre en raison d’un amendement de l’extrême droite demandant plus de financement pour des clôtures aux frontières extérieures de l’UE, c’est l’application du règlement contre la déforestation qui a fait les frais d’une alliance droite-extrême droite en novembre, voyant son entrée en vigueur repoussée d’un an. Les menaces contre les sujets sociaux sont également réelles : en décembre, le vote sur le mandat de trilogue pour la révision de la directive sur les Comités d’entreprise européens a bien risqué d’être empêché par le groupe Patriotes pour l’Europe.
Dans ce contexte, les annonces sur les priorités du nouveau mandat, comme le suivi des textes déjà adoptés, font l’objet d’une attention particulière par le mouvement syndical européen.
Des priorités qui manquent encore d’effet concret
Après des inquiétudes sur les orientations annoncées, faisant la part belle à la compétitivité et à la dérégulation, quelques signaux positifs ont été envoyés ces dernières semaines : le titre de la commissaire Roxana Minzatu a été complété, intégrant enfin les droits sociaux et les emplois de qualité, qui n’apparaissaient pas dans son titre initial, centré sur les personnes et les compétences.
Concernant le volet social, plusieurs priorités ont été annoncées par Ursula von der Leyen, qui devront être précisées par des actes, à chaque étape, pour ne pas en rester au stade des bonnes intentions.
Premièrement, un Pacte sur le dialogue social est en cours d’élaboration et devrait être adopté dès le premier trimestre 2025, cinquante ans après le sommet social de Val Duchesse lancé par Jacques Delors. Il s’agit de donner un cadre permettant aux partenaires sociaux de retrouver leur rôle de négociation après un mandat de dialogue social européen quasi inexistant.
Moins évident en termes d’avancées sociales, la « boussole pour la compétitivité », présentée comme un plan d’action s’appuyant sur les recommandations du rapport Draghi, qui insiste sur l’innovation, l’autonomie stratégique de l’UE, la décarbonation et l’importance d’investissements massifs pour atteindre ces objectifs, devrait être détaillée fin janvier. Notamment, un nouveau Pacte pour une industrie propre y sera intégré, dont l’articulation avec le Pacte vert pour l’Europe adopté lors du précédent mandat est encore floue. Quatorze « groupes de projet » ont d’ores et déjà été annoncés pour travailler sur les priorités transversales, dont un groupe dédié aux compétences, aux emplois et aux droits sociaux. Dans ce cadre, une feuille de route pour des emplois de qualité devrait être élaborée en lien avec les partenaires sociaux. Cependant, à ce stade, rien n’est avancé sur des initiatives législatives contraignantes… alors que les annonces de détricotage des textes durement négociés lors du dernier mandat fleurissent.
Les priorités sur la défense et sur l’immigration pourraient bien venir en contradiction avec les besoins en matière sociale. Ainsi, on observe un paradoxe entre les besoins importants de main d’œuvre, qui donnent lieu actuellement à une discussion sur un dispositif de recrutement spécifique de « talents », et les propositions de durcissement des règles migratoires, avec notamment une suspension de l’application du droit d’asile à certaines frontières et le développement de centres de retour.
Un risque de panne pour l’Europe sociale
Alors que la mise en œuvre du Socle européen des droits sociaux, adopté en 2017 et complété par un plan d’action à Porto en 2021, est toujours annoncée comme une priorité dans les lettres de mission comme dans les feuilles de route des groupes de travail, plusieurs textes adoptés lors de la dernière mandature font l’objet de menaces, voire d’attaques directes.
Ainsi, le reporting prévu par la CSRD ou le devoir de vigilance des multinationales pourrait bien prendre du plomb dans l’aile avec l’annonce d’une nouvelle directive « Omnibus » fin février, sacrifiant les avancées sociales sur l’autel de la compétitivité, tout comme celle sur la transparence des salaires, récemment qualifiée de « poids règlementaire excessif » par un représentant des employeurs lors d’un débat entre partenaires sociaux.
La directive sur les salaires minimum, principale avancée de la dernière décennie pour faire converger les salaires, limiter le dumping social et permettre une meilleure couverture des travailleurs.euses par des conventions collectives, a été contestée par deux États membres, dont les arguments ont été repris récemment par l’avocat général de la Cour de justice de l’UE.
Continuer à porter haut les exigences sociales
Dans ce contexte, comment avancer ? Le mouvement syndical européen a identifié et exprimé les priorités des travailleuses et travailleurs européens. Parmi elles, figurent une directive sur le télétravail et le droit à la déconnexion, alors que le dialogue social sur le sujet avait échoué lors du dernier mandat, ainsi qu’une directive visant à prévenir les risques psychosociaux, angle mort de l’organisation du travail que les textes actuels ne permettent pas de couvrir.
Par ailleurs, pour que les emplois industriels ne soient pas qu’un souvenir d’ici quelques années, le mouvement syndical européen rappelle qu’il est urgent que des mesures assurant la transformation des emplois, des compétences et l’accompagnement social soient imposées et financées. Cela ne semble pas possible sans une directive sur la transition juste, et un mécanisme permettant d’investir au moins 2% du PIB européen par an. Le retour des règles du Pacte de stabilité et de croissance, voté au printemps 2024, empêche les États d’investir à la hauteur des enjeux, et aucune solution « directement compatible » avec les traités ne semble émerger. Cependant, la capacité de l’UE à réagir lors de la crise Covid, qui a permis de gérer une crise sanitaire et d’éviter un désastre économique et social, devrait nous éclairer sur la capacité à trouver des solutions lorsque la volonté politique est forte.
Enfin, face à une crise du logement qui touche toute l’Europe, et suite à l’annonce d’un portefeuille dédié au logement au sein de la Commission européenne, le mouvement syndical européen est engagé pour que le droit à un logement adéquat, décent et abordable devienne une réalité pour toutes et tous. Il s’agit d’un droit fondamental, souvent un prérequis pour trouver et conserver un emploi, un bien de première nécessité, qui ne peut être soumis aux seules logiques commerciales, économiques et financières.
Pour l’UNSA, le retour du Pacte de stabilité et de croissance, contraignant fortement les budgets nationaux, et une soi-disant « bureaucratisation » européenne excessive ne doivent pas venir fragiliser des droits permettant progrès social et transformation écologique.
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