Réinventer la société face aux bouleversements du marché du travail provoqués par l’IA générative

Par Mathieu Quinou, Maître de conférences, Université Paris 8

L’IA générative va-t-elle détruire des emplois, des métiers, en créer de nouveaux ou
simplement entraîner une adaptation des professionnels, des entreprises ? Comme toute
évolution technologique notable touchant à la productivité, ces trois types de phénomènes
sociaux se manifestent en étant portés par des intérêts économiques divergents. Les IA
connexionnistes, incluant à la fois les IA analytiques et génératives, s’inscrivent dans le
processus d’informatisation de la société, qui avait débuté avec les IA symboliques et les
systèmes experts puis Internet, la plateformisation de secteurs d’activités et les réseaux
sociaux.

L’impact des premières étapes de l’informatisation sur les métiers

Les systèmes experts ont procédé à une automatisation déterministe avec des
conséquences pour les métiers consistant en des tâches répétitives et standardisées, qu’on
pourrait appeler les métiers de guichetiers ou les métiers bureaucratiques peu qualifiés.
Certains de ces métiers ont été hybridés avec des tâches plus complexes incluant le conseil
ou l’interfaçage entre l’utilisateur final (client, usager…) et l’outil informatique, pour en gérer
ou en notifier les dysfonctionnements. Cette évolution enclenchée dans les années 50 a
réellement fait sentir ses premiers effets dans les années 70 puis s’est déployée dans les
années 90 avec les ordinateurs personnels. La disparition et l’évolution de ces métiers ont
provoqué des effets sociétaux notables comme l’amplification administrative, sa
rigidification, sa déshumanisation et l’exclusion administrative progressive de personnes
vulnérables ou inadaptées en raison de leur illectronisme.

Les réseaux sociaux et les plateformes ont fait disparaître quantité d’intermédiaires
traditionnels, qu’on pourrait appeler les métiers d’agents (agents matrimoniaux, agents de
voyage, agents d’assurance, agents immobiliers…) pour les remplacer par des opérateurs de
plateformes, informaticiens et communicants numériques, c’est-à-dire des corps de métiers
absolument différents rendant les reconversions particulièrement délicates. Cette évolution
a pris la suite de celle des systèmes experts, enclenchée dans les années 90, elle s’est
affirmée dans les années 2000 pour produire pleinement ses effets à partir des années
2010 avec la généralisation de l’accès à Internet, la massification des utilisateurs des
réseaux sociaux et la consécration de nouveaux intermédiaires, les GAFAM. Ces
plateformes et leurs conséquences sur les métiers doivent être prises en compte pour
appréhender celles directement liées aux IA connexionnistes dans la mesure où ces
plateformes dominantes, financent, expérimentent et surdéterminent, avec les données dont
elles disposent, l’émergence et dans une certaine mesure la direction prise par ces systèmes
d’IA génératives. Ce constat doit notamment être analysé à l’aune du phénomène
d’entraînement des algorithmes par des micro-travailleurs peu qualifiés décrit précisément
par Antonio Casili .

Les professions intellectuelles et créatives victimes présomptives de l’IA générative ?

Les premiers systèmes d’IA connexionnistes réellement fonctionnels sont apparus avec
l’augmentation de la puissance de calcul, la massification des données et l’émergence de
modèles comme les GAN (Generative Adversarial Networks) et les réseaux de neurones dans
les années 2010 permettant des parcours adaptatifs, des suggestions personnalisées, des
outils d’aide à la décision ou des systèmes de traduction automatisée. Actuellement cette
technologie commence à produire son plein effet avec l’émergence des IA génératives,
comme les LLM et les modèles à diffusion latente, notamment pour le grand public. Les
fonctions remplies par ces systèmes d’IA bousculent certaines croyances selon lesquelles les
machines ne pourraient pas produire ce qui relève d’une activité créative ou innovante
comme une œuvre ou une invention. Cette évolution technologique et d’usage fait émerger
des craintes légitimes pour les métiers liés à la production intellectuelle, du radiologue à
l’artiste, de l’avocat à l’informaticien lui-même. Il paraît utile de rappeler dans ce contexte,
que les métiers manuels ne sont pas épargnés par l’émergence de l’IA générative, dans la
mesure où cette technologie est progressivement intégrée à des objets connectés et robots,
pour les rendre « autonomes » ou en tout cas suffisamment prévisibles et fonctionnels pour
se substituer à de nombreux métiers manuels ou d’opérateurs de machines.

Néanmoins certaines études, comme celle de McKinsey , indiquent que l’IA générative a
pour effet d’exposer presque autant à l’automatisation les professions nécessitant un niveau
d’étude supérieur ou égal au Master (28% d’exposition sans IA générative et 57% avec l’IA
générative) que les professions n’exigeant aucun diplôme (54% d’exposition sans IA
générative et 63% avec l’IA générative). Contrairement à l’IA symbolique qui a eu pour effet
d’automatiser les tâches standardisables, l’IA générative touche à la génération de
contenus (textes, images, vidéos, musiques, voix…) en suivant une approche probabiliste non
déterministe. Là où la révolution industrielle a marginalisé rapidement les artisans et imposé
aux agriculteurs de se muer progressivement en ingénieurs agronomes ou en directeurs
d’exploitations agricoles, la révolution numérique portée par l’IA générative pourrait
désacraliser les artistes et enclencher une mutation profonde des modalités de
fonctionnement des professions intellectuelles. La propriété intellectuelle semble être le
dernier rempart à la substitution de nombreuses créations, interprétations et conseils
humains par des contenus synthétiques hyper-personnalisés pour le consommateur final.

Certaines professions intellectuelles espèrent encore pouvoir s’abriter, un certain temps,
derrière leurs statuts de professionnels réglementés et leur monopole d’exercice mais il
paraît probable que les reliquats de ce qui est aujourd’hui externalisé à ces professionnels
soient captés par les organisations en capacité financière de se doter des systèmes d’IA les
plus performants ou disposant d’atouts accessoires liés à leur autorité, leur notoriété, leur
réseau, c’est-à-dire à leur pouvoir d’influence effectif.

L’IA générative dans les entreprises du tertiaire, quelles garanties pour les salariés ?

Au-delà des professions artistiques, des professions intellectuelles libérales et des sociétés
de conseil, les cadres des entreprises du secteur tertiaire risquent de voir leurs fonctions
évoluer. Dans les secteurs automatisables par l’IA générative, les fonctions des cadres et
cadres supérieurs devraient évoluer d’un rôle de professionnel spécialisé ou de manager
vers un rôle de curateur de rapports et de contenus générés par IA. Pour les secteurs les
moins automatisés le rôle des cadres risque d’évoluer vers celui d’un micro-management
augmenté hyper-personnalisé.

Dans une étude menée auprès d’une entreprise de 100 000 salariés, Yann Ferguson présente
la politique de l’entreprise en matière d’IA et d’emploi, le RH de l’entreprise en question
indiquant par exemple que « le but de nos projets en Intelligence Artificielle n’est pas de
supprimer des emplois », l’auteur qualifiant cette approche de « remplacement sans
licenciement » et plaidant par ailleurs pour construire une éthique de l’IA pour éviter
l’apparition de la figure de l’« employé dominé » par l’IA .

Avec l’entrée en vigueur du Règlement européen sur l’IA, les chartes éthiques et analyses
d’impact de l’IA sur les droits fondamentaux fleurissent dans les entreprises. Les entreprises
intégrant des systèmes d’IA à leurs processus de production, mettent en place des groupes
de travail transversaux, proposent des formations et donnent des garanties à leurs salariés.
Des entreprises implémentent même dans certains cas des mesures plus protectrices des
salariés et des droits fondamentaux que celles exigées pour une mise en conformité
réglementaire ou conditionnent l’entrée en relation d’affaires avec elles au respect de
règles éthiques liées à l’IA.

Ce phénomène n’est pas nouveau et certains auteurs, dès les années 70, s’intéressaient au
devenir des cadres face à la révolution informatique .

L’insertion dans le marché du travail à l’ère de l’IA

Il est déjà possible de constater dans les entreprises les plus modernisées que certaines
tâches affectées traditionnellement aux stagiaires ou aux jeunes professionnels dans les
missions qualifiées (recherche juridique, collecte et traitement des données, production de
code informatique, rédaction de synthèses, prise de note, traduction, création de supports
d’intervention, gestion des réseaux sociaux, veille sectorielle…) commencent à être réalisées
par des IA. Dans une société capitaliste, fonctionnaliste, où la notion de « ressource
humaine » est un allant de soi, il paraît utile de s’interroger sur les conséquences de
l’utilisation professionnelle systématique de l’IA générative sur l’insertion des jeunes et la
transmission des savoir-faire permettant ne serait-ce que de procéder à une curation et à
une évaluation des contenus générés par IA. Se pose donc la question du compagnonnage
dans le travail à l’ère de l’IA. L’alternance et l’apprentissage, qui semblent réellement se
justifier dans ce nouveau contexte, sont en passe d’être délaissés par les dernières
politiques publiques.

La résurgence du revenu universel : une solution miracle dans une société où le
travail est majoritairement automatisé ?


De Yannis Varoufakis à Elon Musk en passant par Benoit Hamon, les soutiens contemporains
à l’idée d’un revenu universel justifié par l’intelligence artificielle se multiplient. Cette idée
de revenu universel versé sans contrepartie et sans considération de richesse, est défendue
pour des raisons différentes par des courants idéologiques variés, si son principe relève du
marxisme son mode d’affectation indifférencié séduit certains tenants du libéralisme.
Souvent conçue comme un revenu universel de subsistance, certains promoteurs d’un revenu
universel à l’échelle européenne, comme Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght
proposent que celui-ci soit au contraire fixé au niveau soutenable le plus élevé possible
pour permettant l’émancipation des populations.

L’acceptabilité et la soutenabilité d’un revenu universel suffisant l’épanouissement personnel
semble difficilement pouvoir reposer sur l’impôt ou une contribution directe ou indirecte des
organisations privées.

A l’image du Koweït qui a expérimenté le revenu universel en s’appuyant sur les réserves
pétrolières de l’Etat, pourrait être envisagé un revenu universel européen à partir des fruits
de la production des systèmes d’IA publics.
Une telle approche paraît difficilement envisageable sans stratégie de nationalisation des
systèmes d’IA productives et sans souveraineté numérique. Dans un contexte où la fourniture
d’IA, pour reprendre la terminologie de la commission européenne, relève quasi-
exclusivement d’entités privées, il est peu probable qu’un revenu universel garantisse aux
populations concernées un revenu de substitution à une activité professionnelle, mais tout
au plus un revenu partiel de subsistance. Seule une politique volontariste semble pouvoir
réellement rompre le lien entre travail et moyen de subsistance. Par ailleurs, il conviendrait
de s’interroger sur les effets identitaires de ces réorganisations économiques. Quels seraient
les effets de l’abandon de l’identité professionnelle, de la « valeur » travail, sur l’organisation
sociale ? Comment se construiraient dans ce nouvel écosystème les identités sociales
constitutives des identités individuelles et collectives ?

  1. Antonio Casili, En attendant les robots : Enquête sur le travail du clic, Seuil, 2019.
  2. McKinsey & Company, 2023, The economic potential of generative AI, Juin 2023.
  3. Yann Ferguson, « Ce que l’intelligence artificielle fait de l’homme au travail. Visite sociologique d’une entreprise », In Dubet F. (dir.), Les mutations du travail, Paris, La Découverte, p. 23-42.
  4. Jean-Claude Quiniou, Marxisme et Informatique, Éditions sociales, 1971 : « Il est douteux que les cadres, dans leur ensemble, profitent de l’informatique autant qu’on veut les en convaincre. Elle peut, par contre les amener à prendre conscience de leur situation réelle, de la fragilité de leur statut dans l’entreprise, de la convergence de leurs intérêts avec ceux des autres travailleurs. »

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