Regards croisés avec nos partenaires : Construire un capitalisme européen (Colloque du 5 décembre 2019)

Confrontations est convaincu depuis longtemps que seul nous n’arriverons pas à grand-chose. Chacun de nos partenaires a un regard spécifique qui enrichit et recoupe notre approche.

 

  • Baudoin Roger, Collège des Bernardins

A l’origine de l’engagement du Collège des Bernardins, il y a quelques convictions assez fortes. La première d’entre elles est que le futur ne se déroule pas, il se construit. Pour le construire, il faut tracer des perspectives et produire des idées. Nous croyons au pouvoir des idées et que des idées qui sont pertinentes trouvent leur chemin et contribuent à façonner l’organisation de la société. Ce travail de production d’idées, nous le faisons avec des chercheurs. C’est un travail aride – généralement, nous travaillons deux ans – qui s’achève par un colloque  visant à diffuser les idées, notamment auprès des acteurs.

Entre 2009 et 2018, nous avons conduit trois programmes de recherche sur l’entreprise, sur la question de sa propriété et de sa gouvernance. Le thème du Capitalisme européen est central dans cette perspective. L’Europe s’est beaucoup centrée sur la question des marchés mais, comme le dit Olivier Favereau, le problème du marché, c’est qu’il ne produit pas de lien. Elle s’est moins intéressée à l’entreprise qui nous parait être une institution centrale. Pas seulement du fait de sa capacité d’action, qui est considérable puisqu’elle démultiplie les capacités d’action individuelles, mais aussi en termes d’impact sur les personnes et leur socialisation. A la fin du second colloque, nous avons publié un opuscule de synthèse « Penser l’entreprise, nouvel horizon du politique ». L’entreprise a un rôle tout à fait central en tant que lieu de socialisation : c’est lieu dans lequel on rencontre des gens d’horizons divers, qui mènent ensemble un projet commun. Elle a donc de fait une dimension politique.

Enfin, l’autre point qui nous semble important et sur lequel nos travaux ont eu pas mal d’écho, c’est celui de la gouvernance de l’entreprise. Il y a un autre champ dans lequel il reste pas mal à faire, c’est la question du travail. Le regard que portent nos contemporains sur le travail reste très partiel et plutôt négatif alors qu’il faudrait s’attacher à montrer la créativité, la valeur du travail en termes de contribution du développement des personnes qui le réalisent. L’entreprise peut alors apparaître comme un lieu qui permet l’expression de ces potentialités. Et, dans la réflexion sur le capitalisme européen, il nous semble qu’il existe une dimension propre à l’Europe : celle des modes de gouvernance qui associent les salariés.

Depuis 2019, nous travaillons sur un autre sujet pour lequel l’entreprise a un rôle central : celui des défis écologiques. L’articulation entre économie et écologie est au centre de notre nouveau programme « Entreprises humaines, écologie et philosophies comptables ». L’idée est de réfléchir sur tous les présupposés cognitifs, culturels et représentationnels qui nous rendent relativement insensibles à la réalité des problèmes écologiques. Nos travaux vont se cristalliser sur la question de la comptabilité, qui est centrale, car la manière de compter est également ce qui détermine les orientations de l’action. Or, ce champ de la comptabilité a été entièrement laissé au privé alors que c’est un levier d’action essentiel de l’action publique.

  • Antoine Lemarchand, Co-président d’Entreprise et Progrès et Président de Nature & Découvertes

La vision que nous avons de l’Europe est celle d’une Europe qui arrive à cibler ses combats, car ‘Qui trop embrasse, mal étreint’. Il nous semble qu’il y a trois sujets sur lesquels l’Europe doit se concentrer et qui sont absentes des autres régions du monde. Le premier est la qualité plutôt que la quantité : celle de nos emplois, de notre industrie, de notre environnement. Le second est le niveau de l’éducation. D’après les classements PISA, il y a encore beaucoup de travail en France et en Europe sur le sujet tant sur le niveau que sur l’accès à des études supérieures pour des catégories d’enfants moins favorisés. Le troisième est l’environnement. Notre région du monde est admirée partout et est extraordinaire en termes de nature, de biodiversité et de climat. C’est un bien commun fragile qu’il faut absolument préserver. Une fois ces trois points traités, le social, derrière, suit. Un job qualitatif, une bonne éducation et accessible à tous et longtemps, un climat tempéré et le social suivra. C’est dans cet ordre qu’il faut le faire.

Au vu du budget de la France, de celui de l’Union européenne et de notre dette publique faramineuse, il faut cibler nos combats ! Tout ça dans un climat de travail ensemble. La discussion de ce matin montre que le travail ensemble a du mal à se faire, parce que finalement nous ne nous faisons pas assez confiance. La particularité de tous ces mouvements – Entrepreneurs d’avenir, Entreprises et Progrès, B-Corp, etc. – est que dès qu’il s’agit de travailler ensemble, les particularismes de chacun resurgissent comme autant d’obstacles à la coopération. C’est tellement dommage et cela se voit dans presque tous les milieux. Peut-être un héritage de notre éducation. L’urgence fait qu’il faut travailler ensemble et donc se faire confiance. Nous avons un gros souci à corriger.

Je suis co-président d’Entreprise et Progrès. Une association d’une centaine d’entreprises et un million d’emplois qui fait un constat amer sur l’impuissance politique et s’interroge sur l’opportunité pour nos entreprises de faire le job que le politique n’arrive plus à faire. Ces entreprises réfléchissent aujourd’hui activement sur leur raison d’être, c’est-à-dire la conjonction entre nos talents et les besoins de l’Europe. Hier nous organisions un événement sur le sujet et de nombreuses interventions sont revenues sur la manière dont au sein des entreprises,  la loi PACTE a déjà été utilisée pour définir une raison d’être et sur le potentiel transformatif de cette définition pour toutes les parties prenantes de l’entreprise. A l’échelle de Nature et découvertes, notre fondation d’entreprise soutient un certain nombre d’associations qui nous disent ‘si vous ne nous aidez pas, vous entreprises, plus personne ne le fera, car nous n’avons presque plus de subventions publiques’. Les entreprises doivent donc prendre le relais. La question est jusqu’où doit-on prendre le relais, car l’entreprise ne peut pas tout et il n’est pas souhaitable qu’elle fasse tout mais notre souhait est de fédérer ces entreprises. La bonne nouvelle est qu’il y a pleins d’entreprises qui veulent être labellisées et regroupées en collectif pour agir ensemble. On vient par exemple de fêter la centième entreprise certifiée B-Corp en France, 4 ans à peine après l’arrivée du label en France. Nature et Découvertes est d’ailleurs fière d’être l’une des premières entreprises à avoir été certifiées B-Corp dans notre pays. Malheureusement, en Europe, nous n’avons de label commun. Il y a peut-être un gros enjeu, sur lequel Entreprise et Progrès pourrait se positionner, de développer un label européen facile à comprendre, à moins que B-Corp « fasse le job » même si celui-ci est -encore une fois- né aux USA.

  • Alexandre Grillat, CFE-CGC Energies

Je voudrais partager deux convictions. La première en tant qu’acteur du secteur énergétique. La seconde en tant que syndicaliste.

Sur l’énergie, on est, au niveau européen, dans un véritable momentum sur la question climatique, et donc sur la question énergétique. Le Green Deal sera présenté la semaine prochaine, le Parlement européen a voté l’urgence climatique la semaine dernière et le prochain Conseil européen de la semaine prochaine portera sur la neutralité Carbone à l’horizon 2050. Pour la CFE-CGC, nous arriverons à réussir la transition énergétique ou bas-carbone à plusieurs conditions. La première est qu’on fasse des investissements dans les infrastructures bas-carbone. 1.000 milliards d’euros sur la prochaine décennie, selon les estimations de la Commission européenne. Ce qui nécessite de la vision de long-terme et un financement à taux attractif. Or, le financement lié aux marchés financiers n’est forcément celui donnera le taux de financement attractif, dont les investissements dans les infrastructures ont besoin. A ce titre, la BEI n’hésite pas à dire que l’Europe est en retard dans l’investissement dans ses infrastructures par rapport à d’autres régions du monde. Infrastructures bas-carbone, planification, vision long terme : j’appellerais cela les services d’intérêt économique généraux bas-carbone. C’est à cette condition qu’on arrivera à faire les investissements bas-carbone dont l’Europe a besoin pour répondre à l’ambition de la neutralité carbone. On est donc bien sur le terrain des biens communs et du long terme. Dans l’énergie, c’est aussi la question de souveraineté, qu’elle soit européenne ou nationale, qu’il faut désormais envisager. Dans la compétition énergétique mondiale, on a face à nous la révolution du gaz de schiste américain et le capitalisme d’Etat chinois qui fait ses emplettes en acquérant des entreprises énergétiques européennes.

On n’arrivera pas à faire cette transition bas-carbone, si on n’arrive pas à embarquer les citoyens et les salariés. Cela pose la question de la politique industrielle européenne bas-carbone : Y-aura-t-il une véritable politique industrielle permettant de créer des filières industrielles et des emplois durables et de qualité pour les citoyens européens ? L’Europe de l’énergie ne doit pas se résumer à un marché intérieur au service des consommateurs. Il faut donc associer une ambition sociale à la transition bas-carbone pour qu’elle soit comprise par

les citoyens européens et donc par les salariés. Cela pose la question des transitions professionnelles, car des métiers vont disparaitre, d’autres vont apparaitre. Il faut accompagner ces transitions par des formations.

Il faut donc mobiliser les salariés dans l’entreprise. La mise en place de la participation est un outil intéressant. Celle-ci peut être attachée au résultat et au partage de la valeur mais aussi à la définition de la stratégie, donc à la gouvernance de l’entreprise. Emmanuel Macron, lors d’une de ses premières sorties en septembre 2014, lorsqu’il était ministre, n’a pas hésité à dire que l’entreprise est avant tout une collectivité humaine. Il y a deux jours, il n’a pas hésité à appeler à la moralisation du capitalisme et, dans cette perspective, il s’est montré tout à fait favorable à ce que les salariés soient associés à la définition de la stratégie des entreprises, donc à leur gouvernance. D’ailleurs, dès 1983, la loi de démocratisation du secteur public a imposé aux entreprises publiques d’avoir des administrateurs salariés, élus par les salariés. Il s’agit donc de faire vivre la démocratie d’entreprise pour embarquer les salariés dans la définition de la stratégie car notre conviction est que les salariés est le premier actif de l’entreprise (par leur travail, ils créent la richesse) et qu’ils constituent avec les actionnaires une des deux parties constituantes de l’entreprise.

La question du capitalisme européen renvoie donc à cette animation de la démocratie en entreprise, à un dialogue social de qualité et à un débat qu’il faut avoir en interne des entreprises sur les chaînes de sous-traitance. Pour avoir de vraies filières industrielles, il faut que les donneurs d’ordre travaillent avec leur écosystème industriel et l’ensemble de leur chaîne de sous-traitance. Les sous-traitants sont aussi une des parties prenantes de l’entreprise. C’est à ces différentes conditions qu’on arrivera à construire un capitalisme européen qui fait sens et auquel les salariés adhèrent.

Enfin, pour la CFE-CGC, le sigle RSE doit signifier Redonner du Sens Ensemble, et ce modèle européen de capitalisme doit lui aussi donner du sens, y compris à l’Europe.

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