Hervé JOUANJEAN
Vice-président de CE, ancien directeur général à la Commission européenne
À l’heure où ces lignes sont écrites, la Première ministre britannique a demandé une nouvelle extension jusqu’au 30 juin prochain de la période disponible au titre de l’article 50 du Traité sur l’Union Européenne (TUE) selon lequel « tout État membre peut décider conformément à ses règles constitutionnelles de se retirer de l’Union ». Et les discussions se poursuivent à Londres, difficilement, entre conservateurs et travaillistes alors que la Chambre des Communes tente de prendre le pouvoir dans cette négociation.
Pour l’observateur des mœurs politiques britanniques, c’est un épisode tout à fait passionnant. Un cours de droit constitutionnel en raccourci qui nous ramène à la problématique des relations de pouvoir entre les prérogatives royales et celles de la Chambre des Communes et qui amène l’extraordinaire John Bercow, le speaker de la Chambre des Communes, à s’appuyer sur un précédent de 1604 pour refuser un troisième vote sur le projet d’accord de sortie couplé avec la déclaration politique sur l’avenir de la relation entre l’UE et le Royaume-Uni. C’est tout à fait passionnant, mais en fait, où tout cela nous mène-t-il ? La réponse est : nulle part.
Le no-deal ne réglera rien
Nulle part parce que le vrai enjeu, celui d’un nouveau référendum ne semble toujours pas avoir à ce stade un soutien suffisant au sein de la Chambre des Communes. Theresa May s’obstine à refuser de considérer cette option pour ne pas provoquer une déchirure peut-être définitive au sein du parti conservateur. Mais elle n’hésite pas à tenter à trois reprises de faire voter la Chambre de Communes sur le texte de l’accord de sortie qu’elle a négocié. Jeremy Corbyn est historiquement un adversaire de l’Union européenne telle qu’elle est aujourd’hui. Il s’est opposé au traité de Maastricht dont il a dénoncé à l’époque les dimensions antisociales et antidémocratiques. Bizarrement, c’est le même homme qui aujourd’hui demande à Theresa May de lui donner des garanties notamment sur l’alignement du Royaume-Uni sur la législation sociale de l’UE en matière de droits des travailleurs. Même si une motion en faveur du référendum a été adoptée lors de la dernière conférence du parti travailliste, ce dernier reste très divisé à ce propos. Tout ceci explique probablement l’initiative inédite prise par certains parlementaires des deux bords de prendre le contrôle du processus pour contourner les obstacles élevés par les structures des partis. À ce stade, c’est la seule voie possible pour vaincre ces blocages.
Nulle part aussi parce que le no-deal ne réglera rien. Très rapidement, il faudra traiter la question de la relation nouvelle entre l’UE et le Royaume-Uni. Les enjeux sont trop importants pour être mis de côté et sont ceux qui sont traités dans la déclaration politique de novembre dernier sur le cadre de la relation future :
• partenariat économique avec les échanges de marchandises et de services, les questions de propriété intellectuelle, les marchés publics, les transports, l’énergie, etc., sachant que l’UE représente 44 % des exportations du Royaume-Uni ;
• partenariat de sécurité avec notamment la coopération judiciaire, la politique étrangère, les questions de sécurité, la défense, le contre-terrorisme, etc.
Ils sont considérables pour chacune des parties mais surtout pour le Royaume-Uni qui ne représente que 6 % des exportations intra-UE, qui doit protéger notamment ses chaînes de valeur, son industrie des services mais aussi ses approvisionnements en produits agro¬alimentaires. L’élimination des droits de douane à l’importation en cas de no-deal est une mesure utile mais qui ne peut être que temporaire car elle menace la situation compétitive de certains secteurs au Royaume-Uni et risque d’affaiblir considérablement la capacité du pays à négocier des accords avec des pays tiers à commencer par l’Union européenne.
Il faudra donc remettre le train sur les rails. Pour y parvenir, cela implique de passer à nouveau par la case « départ », c’est-à-dire se mettre d’accord sur les conditions de sortie : affaires budgétaires, situation des ressortissants et la question de la frontière irlandaise. Nul doute que l’Union européenne restera sur ses positions et ceux qui s’imagineraient au Royaume-Uni que leur position de négociation sera plus forte compte tenu du levier budgétaire se tromperaient lourdement. Le dernier budget du cadre financier 2014-2020 sera voté à l’automne et le Royaume-Uni est tenu par ses engagements passés en conformité avec les dispositions de la Convention de Vienne.
En d’autres termes, les débats actuels sont une énorme perte de temps et d’argent. Le monde des affaires étant allergique à l’incertitude, ils compromettent l’avenir économique de milliers d’entreprises au Royaume-Uni et, dans une moindre mesure dans l’Union européenne. Ils menacent des milliers d’emplois principalement au Royaume-Uni. Ils auront cependant eu un effet positif, celui d’informer enfin des vrais enjeux du Brexit des citoyens britanniques, trompés par une presse manipulatrice et des hommes politiques faisant passer leurs intérêts et ceux de leur parti avant l’intérêt national. Ils risquent malheureusement d’être privés de la vraie conclusion pour un tel débat national : un nouveau référendum.
Dans le même temps, les conséquences de cette situation qui ont amené le gouvernement britannique à demander à deux reprises un report de la date d’échéance de l’article 50 deviennent une menace pour le fonctionnement de l’UE. On a pu lire les déclarations du député conservateur britannique Jacob Rees-Mogg qui prône l’obstructionnisme au sein des Institutions si le Royaume-Uni devait bénéficier d’une extension longue au titre de l’article 50. Il se réfère en particulier à l’adoption du prochain cadre financier pluriannuel qui doit être adopté selon la règle de l’unanimité par le Conseil des Ministres. Cette déclaration qui va contre le principe fondamental de coopération loyale reflète bien l’état d’esprit de nombreux Brexiteurs qui, non seulement veulent sortir de l’UE, mais aussi la mettre à mal. Michel Barnier a bien perçu cette menace existentielle même si des moyens juridiques pourraient permettre d’y faire face en cas de crise. Comme nous l’avons toujours prôné, la plus grande vigilance et la plus grande fermeté sont nécessaires et ce risque devra être très sérieusement considéré lors de tout accord sur une éventuelle nouvelle extension de la période au titre de l’article 50.