Jean-François PILLIARD
Président de la chaire dialogue social et compétitivité des entreprises de l’ESCP Europe
Le socle européen des droits sociaux, qu’entend mettre en place la Commission Juncker, est d’autant plus important que l’Union est menacée par les multiples fractures entre les États membres. Mais, pour être efficace, il doit répondre à trois conditions.
L’initiative de Jean-Claude Juncker de définir un socle social européen peut sembler paradoxale. En effet, l’Europe est la région du monde où les droits sont les plus nombreux et les protections les plus élevées. Ces droits sont inscrits dans de nombreuses directives, dans le Traité, dans la charte des droits fondamentaux, la charte sociale européenne. Bref, le « modèle social européen », cette jonction idéale de l’économique et du social, est notre marque de fabrique, ce qui nous distingue du reste du monde et singulièrement du monde émergent.
Alors pourquoi un socle européen des droits sociaux ? Parce que l’Europe est fracturée de toutes parts, que la crise de confiance que nous connaissons est d’une magnitude sans précédent et qu’elle menace l’essence même du projet européen. Cette initiative nous permet de redéfinir les contours de l’Europe sociale que nous voulons, celle de la croissance et de l’emploi, celle de « l’économie sociale de marché ». C’est une opportunité pour réconcilier les peuples européens avec l’idée que l’Europe peut répartir équitablement les fruits de l’économie mondialisée. Mais c’est aussi l’occasion d’être plus en phase avec les réalités du monde du travail d’aujourd’hui, sans tomber dans les dérives technocratiques qui ont alimenté la défiance vis-à-vis de l’Union jusqu’à son récent rejet. L’initiative du Président Juncker est une réponse possible à la crise de sens que connaît l’Europe dans la mondialisation. Mais, pour que cette démarche s’avère efficace, il faut la conduire en respectant plusieurs conditions.
Mieux définir le socle
L’objectif de ce nouvel instrument doit d’abord être mieux défini. C’est, en premier lieu, en agissant sur la convergence économique réelle (des structures économiques notamment) que les Européens avanceront vers davantage de convergence sociale (augmentation des salaires, des niveaux de formation…). Ceci implique de mieux coordonner nos politiques économiques, grâce notamment au Semestre européen.
La deuxième condition tient précisément à la bonne articulation avec les instruments existants. L’Europe regorge d’outils, d’initiatives, de projets efficaces. Utilisons-les. Faisons-les vivre !
Troisième condition, ciblons les priorités pour garantir l’action et l’effectivité des mesures. Le Socle européen des droits sociaux manquera sa cible, s’il comporte vingt « domaines ». Nous devons sélectionner les sujets à traiter en tenant compte des défis du monde du travail de demain. Deux champs méritent une attention particulière. Le premier est celui des nouvelles formes d’emploi et de leurs conséquences sur le droit du travail et la protection sociale. Nous avons besoin de plus de données sur les trajectoires, les évolutions du non-salariat, le poids de la polyactivité, la diversité des niveaux de protection en Europe. Pour, à terme, compléter éventuellement l’acquis social européen, il faut mieux comparer les situations et les pistes dessinées (par exemple le statut de travailleurs indépendants économiquement dépendants en Espagne), avoir une vision plus fine et plus juste de la diversité des situations, de la réalité des mutations et des besoins en protection. Il s’agit de réfléchir collectivement à des questions aussi fondamentales que la pertinence de la distinction entre salariat et travail indépendant, la création d’un statut intermédiaire, voire la refonte plus profonde des statuts et des protections qui y sont attachées.
Le deuxième champ, où l’analyse comparative et l’établissement d’un cadre de référence sera utile, est celui de l’investissement dans le capital humain et la formation dont l’Europe a tant besoin. Pour tirer son épingle du jeu de la mondialisation, il est urgent d’augmenter la valeur ajoutée des biens et services produits en Europe, d’améliorer notre compétitivité globale et de préparer l’économie de l’avenir. Mais également de remédier à l’inadéquation des compétences. Ce qui suppose de travailler beaucoup plus sur l’acquisition des compétences de base à l’école et dans la formation tout au long de la vie. Mais aussi de mieux anticiper les compétences dont les marchés du travail de demain auront besoin. Enfin, il convient de réfléchir à l’ouverture de l’accès à la formation aux travailleurs non-salariés, ainsi qu’à la portabilité du droit à la formation. Si l’on affirme que la formation tout au long de la vie est la condition de l’agilité des travailleurs européens dans la mondialisation, il faut garantir l’exercice de ce droit. Voilà le socle que nous voulons.