Par Claude Fischer-Herzog, Présidente d’honneur de Confrontations Europe, Présidente des Entretiens européens
Christophe Grudler, député européen RenewEurope, Vice-coordinateur de la Commission ITRE pour son groupe
Philippe Clavel, administrateur-salarié de RTE, membre du Conseil supérieur de l’énergie
Christophe Béguinet, Conseiller Énergie de Confrontations Europe, a réuni Claude Fischer-Herzog, Christophe Grudler et Philippe Clavel, pour échanger sur l’avenir du mix énergétique européen dans le cadre du Green Deal. Sécurité d’approvisionnement, dimensions sociales et sociétales, mise en place d’un système électrique européen, nos trois experts reviennent sur les enjeux qui structurent la transition énergétique au sein de l’UE.
Christophe Béguinet : On l’a constaté ces derniers mois, le système électrique européen est mis sous pression, à la fois sur sa dimension prix et la sécurité d’approvisionnement pour l’hiver 2022. Comment appréciez-vous le risque qui pèse aujourd’hui sur le système électrique dans ces deux domaines ?
Philippe Clavel : À court terme, concernant les risques qui pèsent sur le système électrique pour l’hiver 2022, RTE avait déjà publié une alerte l’hiver dernier. Cette année, les risques sont renforcés par les interruptions de la production dans les centrales de Chooz et Civeaux et en effet, si l’hiver était trop rigoureux, nous pourrions rencontrer des déséquilibres de production, ce qui pourrait entrainer des dé-lestages.
Christophe Grudler : À l’échelle européenne, nous regardons de très près la situation en France qui est exportateur net d’électricité. Nos voisins savent bien que si la France ne produit pas assez pour elle-même, ils risquent par ricochet, des ruptures d’approvisionnement. Le risque que nous connaissons actuellement appelle ainsi des réponses de solidarité européenne que nous devons mettre en place à moyen/long-terme. Les besoins d’électricité vont effectivement exploser dans les prochaines années, rien que le transfert de la voiture thermique à électrique fera bondir la consommation française d’environ 20 %, ce que le réseau n’est pas capable de digérer à ce jour. Au niveau européen, la réussite de l’objectif de décarbonation de l’économie à l’horizon 2050, contenu dans le Green Deal, passera bien sûr par des objectifs climatiques par pays, mais aussi par le développement de réseaux et d’interconnexions ou encore par la recherche d’efficacité énergétique. C’est l’objectif du paquet réglementaire Fit-for-55 publié le 14 juillet dernier par la Commission. Le temps industriel étant long, il y a urgence à l’échelle européenne, à faire aboutir le maximum de textes dès cette année si nous voulons aboutir aux objectifs de 2030.
Claude Fischer-Herzog : Pour compléter le diagnostic, les États membres ont voté, dans le Pacte Vert, des objectifs qu’ils auront énormément de mal à respecter. Les niveaux de gaz à effets de serre ont encore atteint des niveaux records en 2020, une tendance qui s’est pour-suivie en 2021. En ce sens il y a un décalage entre les objectifs promus par l’UE et la réalité. L’énergie représente 60 % de nos émissions, et cela s’explique par notre dépendance aux énergies fossiles, qui représentent 80 % du mix européen, quand l’électricité n’en représente que 20 %. Dans ce contexte, la solution proposée par la Commission est de réduire de 50 % notre consommation énergétique et d’augmenter notre production électrique avec une part d’énergies renouvelables (EnR) à 80 %. Cette solution ne correspond absolument pas à nos besoins car tous les scenarii de consommation sont à la hausse ! Ainsi, cet hiver est marqué par une demande de gaz naturel croissante en Europe face à une baisse structurelle de l’offre, expliquant en partie la flambée des prix que nous connaissons. En partie seulement, car en Europe, le prix de l’électricité est calculé sur le coût du dernier kwh appelé, indépendamment des autres kwh fournis même s’ils sont majoritaires : d’abord les EnR, prioritaires sur les réseaux, puis le nucléaire, puis le charbon et le gaz. Ainsi, la crise s’explique par le choix des EnR électrogènes im-posé par le Green deal et l’Energiewende de l’Allemagne, dont l’intermittence est compensée par du charbon et du gaz, mais aussi par les dysfonctionnements de notre marché électrique qui dissuade le nucléaire et pénalise les entreprises publiques comme EDF. La solution n’est donc pas d’augmenter les EnR en réduisant le nucléaire, mais d’augmenter les EnR et le nucléaire qui ne produisent pas ou très peu de CO2 pour réduire les fossiles qui en produisent 10 voire 20 fois plus concernant le gaz, 40 fois plus concernant le charbon et le pétrole ! La grande question étant l’équilibre du mix électrique entre nucléaire et le type d’EnR entre l’éolien et le solaire (électrogènes et intermittentes), l’hydroélectrique et la biomasse, car trop d’EnRei sur le marché fera exploser le système.
C. B. : Une ligne de fracture se dessine quant aux modalités de décarbonation de notre économie, entre les tenants de la sobriété énergétique et ceux faisant la promotion d’une croissance décarbonée ouvrant la porte notamment à une réindustrialisation. Comment percevez-vous ce débat et son impact sur les politiques publiques à l’échelle européenne et française ?
C. G. : L’idée d’une forme de décroissance est un défaut de raisonnement. Dans une perspective où le mix énergétique sera intégralement décarboné à l’horizon 2050, l’augmentation de la consommation n’aura pas d’impact négatif sur l’environnement. De plus, il y a un lien direct entre le niveau du PIB et la consommation énergétique dans tous les pays du monde. Ainsi, lorsqu’on vise une réduction de la consommation énergétique, on accepte l’objectif d’un appauvrissement de nos États et donc une réduction de nos capacités à développer de nouvelles politiques publiques de préservation de l’environnement. La meilleure énergie n’est pas celle qu’on ne consomme pas mais celle qu’on ne gaspille pas ! Sur ce sujet, l’UE s’engage dans l’efficacité énergétique des bâtiments ou encore dans l’industrie avec des objectifs extrêmement ambitieux. Par ailleurs, il est fondamental que l’électricité que nous continuerons à consommer reste à un prix abordable pour les Européens et pour cela, la seule solution est d’en produire suffisamment pour éviter des ruptures d’offre comme ce que nous connaissons en ce moment sur le gaz.
P. C. : Je suis tout à fait d’accord avec Christophe, il ne faut pas confondre sobriété et efficacité énergétique. La sobriété implique des changements de comportement, alors que l’efficacité conduit, du fait de l’électrification, à une baisse de la consommation globale. Par ailleurs, je regrette l’opposition entre EnR et nucléaire. Je suis convaincu qu’il faut un mix des deux, car il faut mettre en œuvre tous les moyens décarbonés possible pour répondre aux besoins croissants d’électricité. Il faut prolonger la durée de vie des centrales, développer le nouveau nucléaire et développer massivement les EnR. A ce titre, RTE a proposé sa vision du futur énergétique pour la France en 2050 et sur la base de 6 scenarii, RTE témoigne de la difficulté technologique notamment de faire le choix d’une seule filière. On aura clairement besoin de tous les moyens de production d’énergie décarbonée disponibles.
C. F-H. : Pour préciser ce débat, il faut déterminer si nous obtenons l’efficacité par une nouvelle industrie ou en réduisant notre consommation énergétique. Or, c’est bien la deuxième option que nous propose la Commission, avec un objectif de réduction de la consommation de 50 % d’ici à 2050. Un tel objectif met en péril notre capacité de réindustrialisation. Mais réduire notre consommation globale de 1% par an impliquerait une augmentation considérable de notre production d’électricité. En effet, on vit ce que j’appellerai « une nouvelle ère électrique » dans les transports, le bâtiment ou l’agriculture, sans parler du numérique, qui à lui seul représentera 14 % de la consommation totale d’électricité. Il y a une sous-évaluation des besoins et nous n’avons aucune précision sur le rythme de croissance anticipé, ce qui a pourtant une grande incidence sur le niveau de consommation énergétique. La relance d’une nouvelle industrie, plus économe en carbone, ne pourra se faire qu’à condition de produire plus d’électricité, décarbonée et en continu, pour tous et à des prix abordables : seule l’énergie nucléaire répond à ces critères.
C. G. : En complément, il faut rappeler que la Commission prévoit 15 % de nucléaire dans le mix électrique européen à l’horizon 2050, contre 25 % aujourd’hui, ce qui implique en réalité, en raison du doublement de la production électrique, une augmentation massive des capacités nucléaires européennes dont la consommation sera alors intégralement électrique. La Commission chiffre à 500 Mds€, l’investissement nécessaire dans le nucléaire pour atteindre cet objectif en 2050. Le nucléaire fait donc bien partie des objectifs de la Commission comme base pilotable pour assurer l’approvisionnement des Européens au côté des EnR intermittentes.
P. C. : J’ajouterai tout de même que le développement du nucléaire pose des problèmes considérables, comme l’illustre par exemple, la déconvenue industrielle de l’EPR de Flamanville. Nous pouvons prolonger la durée de vie des centrales, développer un nouveau nucléaire ou des SMR mais ce sont toujours des projets de R&D et les professionnels eux-mêmes nous indiquent que ce sera très difficile d’aller au-delà des 50 % de part d’énergie nucléaire dans le mix électrique français. Par ailleurs, le coût de production des EnR a diminué de manière considérable ces dernières années. Il faut des moyens de flexibilité associé aux EnR qui sont intermittents par nature, mais les EnR ont atteint un niveau de viabilité économique qui permet leur développement et leur compétitivité.
C. B. : Comment assurer une adhésion des citoyens à l’ambition fondamentale de la transition énergétique ? On voit, dans certains États membres comme en Belgique, une série de décideurs politiques renvoyer les impératifs de neutralité carbone à l’échelle européenne en dédouanant le niveau national.
C. G. : La Belgique s’est engagée sur une feuille de route, à atteindre un objectif climatique. Or, lorsqu’elle fait le choix de quitter le nucléaire décarboné pour ouvrir des centrales à gaz, elle s’éloigne de son objectif climatique. Elle s’exposera donc à des sanctions de la part de l’UE. Plus généralement, la transition environnementale est une chance économique pour l’Europe. L’hydrogène va attirer 500 Mds€ d’investissement d’ici 2050 et créer 1 million d’emplois. Les estimations sont similaires pour la filière nucléaire. Une des conditions de l’acceptation sociale, c’est la création d’emplois qualifiés, attractifs pour la jeunesse et pour les salariés de l’économie fortement carbonée.
C. F-H. : Nous sommes face à un choix de société majeur sur le sujet du mix électrique. Il est temps pour l’UE de favoriser le développement des filières nucléaires dans tous les Etats membres qui font le choix de cette énergie. Des projets existent dans douze Etats. Ceux-ci sont dissuadés par un marché inadapté et ils sont empêchés par les Etats anti-nucléaires. Or, le nucléaire est un service d’intérêt économique général, qui doit d’ailleurs en obtenir le statut, ce qui permettrait de sortir la filière des règles de concurrence, ce qui est compatible avec le Traité de Lisbonne depuis le rapport Herzog de 2004 et l’initiative de Mario Monti en 2007, et les Etats doivent s’unir pour réformer le marché. Sans attendre, il faut leur donner les moyens pour financer les projets qui sont évalués par la Commission elle-même à 500 Mds€ en Europe (800 si on maintient la part du nucléaire à 25% du mix électrique). En France, je le rappelle, il s’agit de prolonger la durée de vie de nos centrales et créer un nouveau parc d’EPR (30 nouveaux réacteurs selon la Cour des Comptes). Les Etats – qui ne pourront plus s’endetter – devront attirer les investisseurs. De ce point de vue, je veux saluer la position de la Commission qui, après une bataille longue et difficile, vient de proposer d’inclure le nucléaire dans la taxonomie, créant ainsi une forte incitation pour les Etats à prendre leurs responsabilités, et pour notre gouvernement à assumer le courage de ses décisions et revoir en conséquence les objectifs de réduction de 50% de la part du nucléaire dans la production d’électricité en 2035 inscrits dans la lois de programmation sur l’énergie (PPE) et dans la stratégie nationale bas-carbone (SNBC).
P. C. : Les esprits évoluent sur le nucléaire, les récentes décisions sur la taxonomie le démontrent et les dates butoirs qui figurent dans le texte pourraient avoir pour effet de réveiller les pouvoirs publics, et les forcer à prendre des décisions rapides. Pour ce qui est du marché européen, je ne crois pas du tout au retour des grands monopoles nationaux. Un nouveau grand chantier s’ouvre sur la réforme du marché européen, et spécialement de l’ARENH, qui nécessite une réflexion de long terme sur le mode de détermination des prix de l’électricité.