LE POINT SUR – Les SMR, une technologie indispensable à la décarbonation de notre économie

Maxence Cordiez, Responsable des affaires publiques européennes au CEA

Jean-Michel Ruggieri, Chef de programme  SMR au CEA

Stéphane Sarrade, Directeur des programmes énergie au CEA

Depuis quelques années dans le secteur nucléaire, la tendance observée est favorable aux petits réacteurs modulaires (dits SMR selon leur acronyme anglais « Small Modular Reactors »), parfois portés par des start-ups. De nombreux concepts de SMR fleurissent de par le monde, s’appuyant sur des technologies et des puissances très variées mettant en œuvre des réacteurs thermiques à eau légère. Les AMR (« Advanced Modular Reactors ») concernent quant à eux des concepts équivalents qui mettent en œuvre  des réacteurs de 4e génération : réacteurs rapides à sodium, sels fondus ou haute température, avec un temps de déploiement plus long que celui des SMR.

SMR et AMR ont des puissances allant de quelques MW à quelques centaines de MW, et, avec  une  temporalité  différente,  visent  une  clientèle  et  des  usages  divers  (communautés  isolées,  cogénération,  remplacement  de  centrales à charbon de moyenne puissance…). Ces  projets  vont  de  concepts  portés  par  une  petite  poignée  d’ingénieurs  et  de  communicants,  dont  la  plupart  ne  se  concrétiseront  probablement jamais, à des réacteurs déjà en exploitation tels que les SMR embarqués à bord de la barge russe Akademik Lomonosov.

La France n’est pas en reste, EDF, le CEA, Technicatome,  Naval  Group  et  Framatome  travaillant conjointement à un modèle de SMR pour la fin de la décennie. Cet article s’attachera à  présenter  les  enjeux,  l’intérêt,  mais  aussi  les  difficultés liées à la conception et au déploiement de SMR pour atteindre la neutralité carbone, tout en préservant notre sécurité énergétique.

Pourquoi des SMR ?

Comme l’a présenté récemment le gestionnaire du réseau électrique français RTE dans ses Futurs énergétiques 2050, atteindre la neutralité carbone nécessitera à la fois de réaliser d’importantes  économies  d’énergie  par  de  l’efficacité voire de la sobriété, et d’augmenter le  recours  à  l’électricité  pour  remplacer  des  usages actuellement servis par les combustibles fossiles. En effet, aujourd’hui, l’électricité compte pour 15 à 25 % du bouquet énergétique final selon les pays de l’Union européenne (25 % en France). Or, l’électricité est probablement le vecteur énergétique le plus aisé à décarboner. C’est pour cela que sa part dans le bouquet énergétique final devra croître pour atteindre la neutralité carbone (jusqu’à 50-60 % en France selon la stratégie nationale bas-carbone).

Pour atteindre ces objectifs, l’Union européenne devra s’appuyer sur toutes les énergies bas-carbone à sa disposition, ce qui inclut la première d’entre elles (en Europe du moins) : l’énergie nucléaire. Cependant, de nombreuses limites  affectent  l’offre  actuelle  de  réacteurs,  allant  de  la  moyenne  à  la  grande  puissance.  On  mentionnera  notamment  la  spécificité  des grands réacteurs, conçus sur mesure pour leur  site  d’implantation  et  pour  des  réseaux  électriques adaptés, ainsi que le coût du capital. 

Il est en effet difficile pour de nombreux États (sans même parler d’acteurs privés) de financer de grands réacteurs coûtant plusieurs milliards d’euros, dont la construction peut durer jusqu’à 10 ans (ce qui repousse d’autant le début du retour sur investissement).

Une autre limite de ces réacteurs est que, s’ils sont particulièrement adaptés pour produire massivement  de  l’électricité  à  prix  compétitif  à  la  demande,  ils  sont  moins  adaptés  à  la  co-génération : il serait difficile et peu pertinent d’implanter un EPR de 1650 MW à côté d’une agglomération  pour  faire  de  la  cogénération  d’électricité et de chaleur urbaine, par exemple.

Les SMR, qu’est-ce que c’est ?

C’est  à  partir  des  constats  précédents  qu’est  née  l’idée  de  concevoir  des  réacteurs  modulaires de faible puissance afin de compléter l’offre actuelle. L’objectif est de proposer des réacteurs  de  petite  taille  (de  quelques  MW  à  quelques centaines de MW) dont la plupart des composants sont assemblés en usine afin de minimiser le nombre d’opérations à réaliser sur site à la construction : cela permet d’accélérer la construction, et de réduire le risque de dérapage des chantiers en les simplifiant. Ces réacteurs plus petits (et moins coûteux à l’unité) seraient plus faciles à financer et plus rapides à construire.  Plus  petits,  ils  seraient  également  plus adaptés à des applications de cogénération au plus près des lieux de consommation, ce qui intéresse certaines régions : électricité et chaleur urbaine pour la Finlande, électricité, chaleur industrielle et hydrogène pour la Pologne, etc.

En effet, sans électricité bas-carbone pro-duite  massivement  et  indépendamment  des  conditions  extérieures,  les  perspectives  de  déploiement  d’une  industrie  de  l’hydrogène  européenne apparaissent compromises. L’avenir de la production d’hydrogène européenne dépend donc notamment des capacités hydrauliques et nucléaires disponibles.(1)

Les SMR sont ainsi un outil plus simple et plus rapide à mettre en place dans certains pays en comparaison avec les réacteurs de grande taille, qui conservent leur pertinence économique dans les pays pouvant les financer et absorber leur production. Les SMR peuvent fonctionner en synergie avec les autres sources d’électricité bas-carbone que sont l’éolien et le solaire photovoltaïque pour permettre un approvisionnement  électrique  quelle  que  soit  l’heure, la saison et la météo. Leur turbine de taille réduite permet une plus grande réactivité en  matière  de  suivi  de  charge  que  les  grands  réacteurs,  et  la  capacité  accrue  de  répartition  de ces réacteurs sur le territoire peut contribuer à stabiliser le réseau électrique. En cela, ils offrent la possibilité de s’affranchir d’une dépendance durable au charbon et au gaz fossile.

L’innovation et les SMR

La  conception  et  la  production  de  petits  réacteurs n’est pas nouvelle. De nombreux pays, dont  la  France,  le  Royaume-Uni,  la  Russie,  les  États-Unis  et  la  Chine  en  utilisent  depuis  des  années  pour  propulser  sous-marins,  porte-avions et brise-glaces. S’il est clair que les SMR civils ne devront pas embarquer de technologie militaire,  il  existe  néanmoins  un  certain  retour  d’expérience qui permet d’envisager l’intégration  d’innovations  majeures.  La  plupart  des  concepts  comme  le  Français  Nuward™  ou  l’Américain NuScale ont fait le choix d’un circuit primaire  intégré  à  la  cuve  du  réacteur,  ce  qui  supprime le risque de brèche dans le circuit primaire. Nuward™ a également fait le choix de générateurs de vapeur à plaques qui en fait le concept le plus compact.

La puissance réduite de ces réacteurs per-met  également  d’envisager  une  approche  de  sûreté passive. C’est-à-dire qu’en cas d’incident ou d’accident, le réacteur reste un certain temps dans une configuration sûre, sans intervention humaine, ni alimentation électrique extérieure.

Les SMR : une géopolitique tous azimuts

Les futurs marchés (au pluriel) des SMR apparaissent de plus en plus clairement : régions isolées  ou  avec  des  réseaux  électriques  peu  denses ou vieillissants, agglomérations ou zones industrielles ayant des besoins de cogénération, etc.  Qu’il  s’agisse  des  Américains,  des  Russes  ou des Chinois, tous les principaux concepteurs de  réacteurs  nucléaires  sont  impliqués  forte-ment,  avec  des  approches  et  concepts  différents,  et  la  compétition  sera  rude.  En  Europe,  les États-Unis ont sonné le coup d’envoi en organisant un événement de promotion de leurs technologies SMR en partenariat avec la Com-mission européenne le 21 octobre 2019. Dans ce domaine stratégique, à la fois sur le plan de notre indépendance, de notre souveraineté et vis-à-vis de nos objectifs climatiques, l’Union européenne  ne  peut  pas  être  en  reste.  Nous  devons disposer de technologies européennes, avec la propriété intellectuelle et l’industrie de fabrication des composants critiques.

Les erreurs commises avec l’industrie solaire  photovoltaïque    pour  laquelle  l’Union  européenne n’a pas su se positionner à temps et se trouve aujourd’hui en position de dépendance  forte  vis-à-vis  de  la  Chine    ne  doivent  pas être répétées. Or le risque est grand que, là  encore,  l’Union  européenne  rate  le  coche.  Cela serait avéré si les projets européens (dont Nuward™) ne devaient pas être soutenus ou, pire, si le nucléaire n’était pas reconnu à sa juste valeur  dans  la  taxonomie  des  investissements  «  durables » que la Commission est en train de mettre en place.

De l’importance de l’effet de série

Si  la  tendance  a  jusqu’à  présent  conduit  à  augmenter    et  non  pas  réduire    la  taille  des réacteurs, ce n’est pas sans raison : agrandir un réacteur permet, dans une certaine mesure, de  réaliser  des  économies  d’échelle.  Qu’un  réacteur  soit  moyen  ou  grand,  le  processus  de certification, les enquêtes publiques et la construction seront comparables. Cependant, plus le réacteur sera puissant et plus les coûts pourront  être  amortis  sur  une  production  im-portante. En outre, plus un réacteur est grand et plus il est efficace dans son utilisation du combustible, c’est-à-dire moins il en consomme et moins il produit de déchets.

Garantir  la  compétitivité  des  petits  réacteurs n’est donc pas chose aisée et c’est pourtant essentiel. L’un des enjeux est donc de parvenir à une vraie modularité tirant au maximum parti de la fabrication en usine pour réduire le nombre d’actions à réaliser sur le site de construction.

Ensuite, l’effet de série est particulièrement important : les SMR ne pourront être compétitifs que s’ils sont produits en grand nombre et que les frais fixes (usines de production des composants, processus de conception puis de certification, etc.) sont amortis sur un nombre élevé d’unités. L’usage de combustible classique pour réacteurs à eau pressurisée est également un moyen de tirer parti des infrastructures actuelles du cycle du combustible pour limiter le temps de  développement  et  le  coût  de  l’électricité  produite par les SMR.

Dès lors un double enjeu se présente. Tout d’abord, quel que soit le SMR, son marché ne peut pas se limiter à un seul pays. Ensuite, il est nécessaire de rapprocher le plus possible les exigences de sûreté des différents pays où un concept de SMR pourra être déployé. L’objectif est d’éviter de devoir faire évoluer ce concept dans  chaque  pays  car  cela  demanderait  de  nouvelles études d’ingénierie, et la modification des chaînes industrielles, ce qui rendrait l’équation économique pour les SMR impossible. La discussion entre les constructeurs de SMR et les  autorités  de  sûreté  de  par  le  monde  doit  donc s’amorcer à une phase préliminaire de la conception.

Comment maximiser les chances de succès du ou des projets européens ?

Même les pays défavorables à l’énergie nucléaire doivent reconnaître qu’un continent se doit d’anticiper l’avenir. Nous ne pouvons pas abandonner toutes nos compétences et notre industrie dans l’énergie nucléaire, au risque de nous retrouver démunis si — et c’est ce que nous pensons    nous  réalisons  que  cette  source  d’énergie est absolument nécessaire pour at-teindre la neutralité carbone tout en préservant notre sécurité énergétique.

L’Union  européenne  doit  donc  soutenir  l’émergence  d’une  ou  de  plusieurs  offres  de  SMR européens. Le projet Nuward™, initié par la France, est aujourd’hui le plus avancé et est en cela un bon candidat. Mais ce projet ne doit pas  rester  franco-français.  Il  doit  devenir  un projet  réellement  européen  car  les  premiers  exemplaires (et potentiellement la plupart) serviront le marché européen.

C’est  pourquoi  l’Union  européenne  doit  également travailler avec les autorités de sûreté nationales à une certification européenne des concepts de SMR, qui respecte à la fois l’indépendance et l’autonomie des différentes autorités de sûreté tout en évitant la multiplication des standards en Europe.

L’Europe est à la croisée des chemins énergétiques. Nous devons accélérer nos politiques en faveur du climat alors que la sécurité d’approvisionnement électrique est menacée dans les  prochaines  années  par  les  fermetures  en  grand nombre de centrales électrogènes pilotables au sein de l’Europe. En parallèle, le prix des combustibles fossiles flambe face à la conjonction  de  sous-investissements  chroniques depuis plusieurs années dans l’amont de l’industrie  pétrolière  et  gazière  et  d’une  croissance  de  la  demande  toujours  vigoureuse  en  Asie. L’énergie nucléaire est un élément clef de réponse à toutes ces contraintes, à la fois pour produire de l’électricité, mais aussi de la chaleur urbaine et industrielle, de l’hydrogène voire dessaler de l’eau de mer. Les besoins sont gigantesques  et  c’est  aujourd’hui  que  l’Europe  peut  faire  le  choix  de  se  positionner  sur  les  technologies SMR, et aussi AMR, dont elle aura besoin, afin de disposer de technologies domestiques, pourvoyeuses d’emplois qualifiés et  garantes  de  son  autonomie  stratégique.  La fenêtre est en train de se refermer et si nous n’agissons  pas  rapidement,  nous  serons,  là-encore, dépendants de technologies importées dans un domaine stratégique.

(1) S. Sarrade, B. Charmaison et M. Cordiez, « Hydrogène : pour quoi faire et pourquoi faire ?  », Confrontations Europe, n°131, 202

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