Philippe Herzog
Président-fondateur de Confrontations Europe
Les crises successives que nous vivons sont les épisodes d’une crise globale, celle du système-monde en pleine mutation qui s’est constitué et dont nous faisons partie. Pour affronter les périls, il faut acquérir une nouvelle vision du monde et les handicaps des Européens sont profonds. Comment bien guider notre raison, c’est-à-dire les principes qui guident nos façons de penser et d’agir? Dans mon essai, Les failles de la raison , j’invite à reprendre cette question posée par Descartes, il y a quatre siècles, et à prendre conscience du besoin d’une nouvelle méthode.
La trajectoire de l’Europe peut être lue comme une conquête de liberté où la foi et la raison se sont longtemps mêlées. Rome et le christianisme ont proposé des idéaux de vérité et de justice qui ont été les fondements d’un véritable ciment culturel. Puis, les Lumières ont pris le relais. Descartes a incarné le début de l’ère moderne en Europe: en cherchant la vérité dans les sciences, il a prétendu avec une folle audace que l’Homme pouvait acquérir une vérité qui soit «certaine» et se rendre «comme maître et possesseur de la nature». Ceci a fait souche et la politique des États s’en est saisie quand les Européens ont voulu « faire l’histoire». Mais d’Hölderlin à Camus «le procès des Lumières» a révélé leur face sombre. Et colonialisme, impérialisme, totalitarismes, guerres mondiales ont bientôt signifié le naufrage de la civilisation.
De remarquables efforts de régénération des idéaux ont eu lieu après la Seconde guerre mondiale mais ils sont restés inaboutis et, à présent, nous vivons une époque de dégradation du rationalisme cartésien. En guise de vérité certaine, le relativisme règne et l’incertitude est radicale. Les vérités alternatives et les «fake news» nous envahissent, et la culture historique est en recul profond ou bien le champ d’une foire d’empoigne. La vérité scientifique est, pour sa part, confondue avec l’efficacité d’innovations technologiques proposant des solutions révolutionnaires mais dépourvues d’une vision d’humanité. L’individu est soumis à leurs addictions et à une surveillance qui le minent tandis que les infrastructures mentales et sociales du bien commun ont dépéri.
Le monde a changé de base, l’Europe n’est plus au centre, les populations d’autres grandes régions se sont éveillées avec leurs propres histoire et créativité, or une culture occidentalo-centrée selon laquelle nous incarnons LA civilisation reste incrustée telle une maladie chronique dans nos mentalités. Des idéaux ont fait la grandeur de l’Europe mais la volonté de puissance les a refoulés. Pour les pragmatiques, les solutions techniques suffisent et les utopies et identités culturelles sont dangereuses. Mais comment vivre sans idéaux, sans projet de civilisation et dans la peur des catastrophes ? L’ignorance du passé nous aveugle et obstrue l’image de l’avenir. Il vaut mieux transmettre l’histoire de façon critique et positive, à la fois, pour acquérir une conscience du bien commun, avec une continuité entre le passé et le futur, portant l’espérance d’une nouvelle civilisation qui serait mondiale.
Vu dans cette perspective, le naufrage de l’école est un scandale. Jadis, éduquer c’était apprendre à être un Homme ! Il y a un devoir de transmettre, avec des apprentissages précoces orientés vers une liberté plus responsable et solidaire et l’envie de prendre soin de la société. Et chacun doit pouvoir apprendre à s’éduquer au quotidien et tout au long de la vie. Créer un espace public paneuropéen d’information et de communication ouvert au monde extérieur permettrait aux Européens d’échanger directement entre eux, par-delà les frontières, et de partager des projets.
En 1946, le philosophe allemand Karl Jaspers appelait à changer d’optique : « ce qui commence maintenant, après la fin de l’histoire universelle (telle que l’Europe l’a conçue), c’est l’histoire de l’humanité ». Mais, oublié l’idéal d’une paix perpétuelle, aujourd’hui les Européens cherchent plutôt à se protéger.
Depuis peu, une recomposition politique brutale du monde globalisé est en cours. Dans un remake de la division manichéenne ancestrale entre amis et ennemis, les États-Unis imposent une division structurelle du monde en deux blocs antagoniques pour restaurer une suprématie mondiale menacée par la Chine. Je ne sous-estime pas la volonté de puissance de la Chine mais je demande de regarder notre Occident. Les États-Unis sont pour le moment les seuls gagnants de l’agression meurtrière de l’Ukraine par la Russie de Poutine : ils se réindustrialisent, le dollar est au plus haut, au nom du droit, ils accentuent comme jamais leur intrusion dans le commerce, la finance et la politique d’autrui. Nombre de pays du Sud sont enfoncés, et les Américains entraînent derrière eux une Europe moutonnière alors qu’elle se réclame d’une autonomie stratégique. Au lieu de promouvoir un désarmement mondial et une sécurité collective européenne, nous voici conviés à concourir au surarmement et nous redonnons vigueur à l’OTAN.
Vouloir gagner la guerre sans qu’une paix durable soit envisagée, c’est la perdre. Vouloir faire de la Russie un paria, c’est condamner l’Europe de l’Ouest et du Centre à vivre avec un cancer à sa porte. Nous perdons la raison et ce sont d’autres pays qui cherchent une médiation pour préparer la paix. Le peuple russe est un grand peuple encore empreint d’une culture d’empire, mais croire que sa culture et son régime sont immuables nous aveugle. De façon générale, l’Union européenne devrait refuser de s’aligner sur les logiques de puissance et préparer des initiatives pour une nouvelle ère de coopération paneuropéenne et mondiale. Rester sourd aux ressentiments des pays d’Afrique, d’Inde et d’ailleurs où vit désormais la grande jeunesse du monde risque d’être une terrible erreur.
Alors que la guerre continue en Ukraine, un ouragan se profile dans l’économie mondiale. La récession est déjà là dans beaucoup de pays et le risque est celui d’une véritable dépression. Les politiques du « quoi qu’il en coûte » pour apaiser les populations seront encore plus limitées et insatisfaisantes. Les mouvements sociaux vont se développer mais, dans une crise systémique, le problème de la redistribution est loin d’être le seul à résoudre. On va beaucoup entendre parler de refondation mais le verbe risque d’être creux : avec quelle lucidité et quels principes ? Une idéologie verte a fait florès qui néglige le coût de la transition énergétique et le formidable défi industriel. On constate à peine les formidables manques de compétences pour la réhabilitation de l’habitat et de la production, tout comme le sous-investissement pour l’électricité de base décarbonée avec le nucléaire. Mais entre les proclamations et la capacité d’agir, il y a un gap. En France en tout cas, nous avons perdu la maîtrise publique de notre économie au risque de ressembler à un pays en retard de développement. Et est-il bien raisonnable de faire confiance aux champions globalisés de la technologie et de la finance pour les investissements de long terme alors qu’ils sont les grands responsables de la crise actuelle ? Reconstituer une maîtrise publique nécessite une nouvelle définition des rôles du public comme du privé et des liens entre eux, une réforme de structure majeure. Ce défi est pour toute l’Europe, avec cette spécificité, qu’il faudrait établir des solidarités profondes et durables pour créer des filières industrielles et des réseaux de biens communs dont la culture même échappe aux États. L’Allemagne, comme et plus encore que d’autres, ne voit que ses intérêts, or c’est le pays le plus puissant.
Notre Europe est menacée de désintégration. Certes, les pays qui en sont membres veulent y rester mais l’idée de partager un destin n’a plus cours. Nous devrions méditer l’ambition de Jean Monnet : « Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des peuples. » et repenser une méthode qui, précisément, se fondait sur des solidarités. Certes, mieux vaut vivre en démocratie qu’en autocratie, mais voir partout des populismes à conjurer risque de nous rendre aveugles aux aspirations populaires à vivre autrement avec leurs propres créations. À tous ceux qui comme moi sont en quête de transcendance, mon essai est une invitation au dialogue.