DÉMOCRATIE – Après la conférence sur l’avenir de L’Europe, quel rôle pour les citoyens dans le processus décisionnel européen

Alberto Alemanno

Professeur de droit et politique de l’Union européenne à HEC Paris

Imaginez-vous en train de consulter un agenda téléphonique paneuropéen et de composer 800 numéros. Imaginez-vous en train d’inviter quelques rares chanceux à voyager, tous frais payés, dans deux villes européennes différentes pour discuter, dans leur langue, de ce qu’ils voudraient changer dans l’UE. Ce n’est pas de la science-fiction, ni – malgré l’incrédulité initiale des citoyens – une arnaque. 

C’est la Conférence sur l’avenir de l’Europe : une expérience démocratique majeure en cours proposée à l’origine par le Président français, Emmanuel Macron, et parrainée par l’Union européenne, qui s’est récemment terminée. Depuis septembre 2021, ces citoyens « ordinaires », sélectionnés par tirage au sort et provenant de toute l’Europe et de différents horizons, ont délibéré pour formuler un ensemble de recommandations qui ont désormais été partagées avec les leaders européens sur divers sujets, allant de la justice sociale et des emplois à la transformation numérique, en passant par l’éducation. 

Après avoir historiquement été mis de côté dans le développement de l’intégration européenne, soudain, des « gens ordinaires » – dont la vie n’est pas particulièrement transnationale – se sont retrouvés, au moins temporairement, aux commandes de l’avenir de l’Union. Malgré la représentation limitée des minorités – des résidents sans passeport européen aux communautés raciales et ethniques –, les gens qui ont constitué les panels de citoyens de la Conférence resteront dans l’histoire comme le groupe d’individus le plus « représentatif » que l’UE a jamais réussi à mobiliser. Seuls quelques participants – principalement les jeunes – parlaient anglais. Seuls quelques-uns avaient déjà voyagé au-delà de leurs frontières et quasiment aucun n’avait de connaissances spécialisées dans les affaires européennes. Et pourtant, ils se sont montrés désireux de s’engager dans ces débats – qu’ils soient sur le rôle de l’UE dans le monde ou sur la transition écologique – qui sont généralement des sujets considérés comme une prérogative des élites politiques et des experts. 

Le choix des citoyens sélectionnés par tirage au sort fait partie d’une tendance plus large visant à atteindre des résultats meilleurs et plus légitimes que ceux des politiques en permettant aux électeurs de s’attaquer aux problèmes les plus insolubles. En 2016, par exemple, lorsque l’Irlande a décidé de réexaminer ses lois sur l’avortement, son parlement a établi une assemblée de 99 citoyens irlandais sélectionnés de manière aléatoire, qui reflétait l’équilibre national en termes d’âge, de sexe, de classe sociale et de région et dont les recommandations ont finalement conduit – suite à un référendum positif – à la légalisation de l’avortement. De même, au milieu des manifestations des Gilets jaunes, le « Grand Débat National » qui a duré deux mois, suivi de la Convention Citoyenne pour le Climat – qui a rassemblé 150 personnes, âgées de 16 ans et plus, provenant de toute la France et de différents horizons, pour apprendre, débattre et proposer des mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre – semble avoir remis la présidence d’Emmanuel Macron sur les rails.

Une assemblée paneuropéenne de citoyens pouvait-elle suffi re pour répondre au malaise démocratique de longue date de l’UE ? C’était le pari des leaders européens qui ont décidé (ou du moins ne se sont pas opposés) à changer de logique pour rajeunir la démocratie européenne. Plutôt que de s’empêtrer dans des thèmes très controversés et abstraits, entre eux, la Conférence a posé des questions politiques de fond qui touchent véritablement les citoyens européens. Si ces questions appelaient des solutions que l’UE ne peut actuellement pas offrir, alors ses citoyens – et non leurs représentants politiques via une approche descendante isolée – seraient à l’origine d’une telle demande et donc, éventuellement, de la réforme de l’UE. C’est une évolution saine et pourtant contreintuitive, à un moment d’érosion démocratique – à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union. En effet, si elles sont adoptées, bon nombre des recommandations des citoyens qui émergent déjà de la Conférence pourraient éventuellement changer la donne au niveau de la qualité démocratique de l’UE.

Bien qu’étrangement en faveur de l’intégration, ces recommandations sont davantage le sous-produit de la véritable expérience transnationale acquise par les participants à la Conférence que le résultat inévitable d’une initiative prétendument favorable à l’UE. Il est vrai qu’il s’agit d’un évènement parrainé par l’UE, pourtant la méthodologie utilisée répond à des pratiques délibératives et participatives saines et bien établies. D’où l’intérêt croissant pour l’institutionnalisation de ces pratiques délibératives dans le processus décisionnel quotidien de l’UE. C’est du moins ce que le Parlement européen et la Commission européenne ont appelé de leurs vœux au lendemain de la Conférence, cette dernière affirmant que les assemblées de citoyens « devraient faire partie de la façon dont nous élaborons les politiques ».

Dans une étude à paraître que j’ai rédigée pour le Parlement européen, j’examine le large éventail de possibilités de participation offertes aux Européens pour s’engager dans le processus décisionnel de l’UE – et éventuellement l’influencer –. Ces mécanismes, qui vont du droit de pétition à l’initiative citoyenne européenne (ICE), sont non seulement peu connus, mais ils se caractérisent également par une pratique participative qui se distingue par un accès inégal, une représentativité limitée et enfin une influence disparate des participants dans le processus décisionnel de l’UE. Vu sous cet angle, la possibilité d’intégrer des citoyens sélectionnés de manière aléatoire dans l’architecture institutionnelle européenne offrirait l’occasion de compenser les lacunes actuelles de la démocratie participative de l’UE, notamment son inclusion et sa représentativité limitées. Par conséquent, plutôt que de conceptualiser la création d’un mécanisme de délibération des citoyens permanents de l’UE comme une autre possibilité de participation autonome qui serait en concurrence avec les possibilités existantes, le format de délibération le plus prometteur devrait être conçu en parfaite synchronisation – et non en compétition – avec ces mécanismes de manière à améliorer leur propre adoption, leur efficacité et en définitive, leur légitimité. Selon un tel modèle, une « Chambre des citoyens » permanente, peuplée de citoyens sélectionnés de manière aléatoire ayant une précédente expérience délibérative, discuterait régulièrement de nouvelles initiatives venant de la base. Lancées par des citoyens via des canaux européens de démocratie participative, ou venant « d’en haut », lancées par le Parlement (via des rapports d’initiative), le Conseil (via ses demandes à la Commission), ainsi que par le Conseil européen via ses conclusions, dans le but de proposer la convocation d’un ou plusieurs panels de citoyens européens ad hoc tous les ans, ils fourniraient un avis sur ces mêmes thèmes. Chaque institution européenne devrait alors, dans le cadre de ses propres prérogatives, répondre publiquement aux recommandations formulées par les citoyens. Le but est d’accroître la responsabilisation et de renforcer le pouvoir d’établissement de l’agenda des citoyens ordinaires grâce à la création d’un écosystème délibératif et participatif intégré d’engagement démocratique et d’innovation à intégrer, sans changer le Traité, à l’architecture institutionnelle et au processus décisionnel de l’UE existants.

Synthèse

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