PROTÉGER LES VALEURS EUROPÉENNES DANS UN MONDE GÉOPOLITIQUE : LE RÔLE DU MÉDIATEUR EUROPÉEN

Par Emily O’Reilly, Médiateur européen

Au cours de mon mandat en tant que Médiateur européen, j’ai observé l’évolution de la Commission européenne, passant d’un organe principalement réglementaire sous la présidence de M. Barroso à une « Commission très politique » sous celle de M. Juncker, jusqu’à ce que Mme von der Leyen décrive,
en 2019, la Commission comme une « Commission géopolitique ».

Ce changement reflète une période de perturbations mondiales significatives, incluant le Brexit, la crise de la zone euro, la crise migratoire, la pandémie de Covid-19, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la mutation des alliances mondiales. Cela a entraîné une augmentation de la prise de décision rapide et urgente, l’internationalisation des politiques de l’UE et l’utilisation de pouvoirs d’urgence.

En tant qu’organe chargé de protéger le droit des citoyens de l’UE à une bonne administration, ces changements ont posé de nouveaux défis au Médiateur européen.

Mon bureau n’intervient pas dans les décisions politiques, mais lorsque les principales institutions de l’UE s’orientent de plus en plus dans une direction géopolitique explicite, certaines questions en résultant deviennent de notre ressort.

Assurer une administration responsable et transparente dans des domaines tels que les subventions, les contrats et les procédures d’infraction est généralement simple, mais cela devient plus complexe pour les questions sortant du cadre administratif habituel. Parmi ces questions figurent les achats de défense, les sanctions, la distribution des fonds de relance et de résilience de l’UE aux États membres et l’achat de vaccins contre la Covid-19. Il en va de même pour les divers accords de gestion migratoire conclus récemment entre l’UE et des pays tiers.

Le vaste protocole d’accord signé en 2023 avec la Tunisie est un bon exemple de la complexité qu’entraîne une réponse rapide à un défi politique qui vise à assurer la responsabilité des institutions de l’UE.

Cet accord, qui inclut un financement de l’UE pour la Tunisie en échange de mesures pour empêcher les migrants de venir en Europe, a été annoncé à Tunis par la Présidente de la Commission et le président de la Tunisie, en présence des Premiers ministres italien et néerlandais. Au lieu d’être négocié par les institutions de l’UE selon les voies habituelles, il a été décrit publiquement comme un succès de « l’Équipe Europe ». Certains députés européens se sont interrogés sur ce qu’était « l’Équipe Europe » et à qui elle rendait des comptes ; certains ministres des Affaires étrangères de l’UE ont écrit à la Commission pour déplorer un manque de consultation formelle sur l’accord.

Ce dernier a également soulevé d’autres questions, notamment si les risques pour les droits fondamentaux des migrants et les éventuelles mesures d’atténuation avaient été évalués en amont.

Bien que la dimension politique de l’accord dépasse le mandat de mon bureau, j’ai souvent souligné qu’une bonne administration implique le respect des droits fondamentaux. En d’autres termes, il ne peut y avoir de bonne administration là où les droits fondamentaux ne sont pas respectés.

J’ai donc ouvert une enquête pour examiner comment la Commission avait évalué les risques pour les droits humains liés à l’accord et ce qu’elle ferait pour garantir le respect des droits fondamentaux des personnes.

J’ai constaté que, bien que la Commission ait affirmé à plusieurs reprises qu’elle n’était pas tenue de mener une évaluation explicite de l’impact sur les droits humains (HRIA), elle avait néanmoins effectué un exercice similaire d’évaluation des risques sans en informer le public.

Bien qu’il soit louable que la Commission ait vérifié la situation des droits humains avant de signer l’accord, une évaluation formelle aurait été préférable. Les évaluations formelles sont rendues publiques, ce qui améliore la transparence et peut augmenter l’efficacité des mesures d’atténuation
pour prévenir les menaces potentielles concernant les droits humains.

Dans mes conclusions, j’ai demandé à la Commission de publier un résumé de l’exercice de gestion des risques qu’elle avait mené. Je lui ai également demandé de définir et de publier des critères concrets pour suspendre le financement de l’UE à des projets en cas de violation des droits humains.

D’une manière plus générale, il existe un risque que la manière dont ces types d’accords sont conclus privilégie des résultats rapides au détriment des valeurs fondamentales. En contournant les contraintes des règles et processus habituels de l’UE, nous risquons de contourner aussi les contraintes morales et éthiques qui définissent notre identité en tant qu’Européens.

La confrontation entre démocraties et autocraties est l’une des lignes de faille significative de notre époque géopolitique. Par conséquent, le respect des droits fondamentaux doit être au cœur de toutes nos initiatives de politique étrangère. Nous devons éviter la tentation de refléter les mentalités de ceux qui attachent moins d’importance à nos valeurs. Nous devons éviter de conditionner notre réponse politique aux crises internationales d’une manière qui sape également ces valeurs.

Avec la guerre en cours en Ukraine, l’élargissement potentiel de l’UE et une dimension externe croissante des politiques européennes en matière de climat, de numérique et d’industrie, il est probable que les gammes d’activité géopolitique dans lesquelles s’engagera la Commission augmenteront.

Relever ces défis augmentera également la tension entre la nécessité d’obtenir des résultats rapides et efficaces et la nécessité de garantir transparence, responsabilité et respect des droits fondamentaux.

En tant qu’institution de « soft power », le Médiateur européen ne peut résoudre ni atténuer ces tensions mais, à travers nos enquêtes et en traitant les plaintes des citoyens, nous pouvons continuer de veiller et d’avertir contre les abus et les excès du système et proposer des solutions chaque fois que cela est nécessaire.

Notre rôle est en définitive de rappeler à l’administration de l’UE que, bien que l’action politique décisive, voire perturbatrice, puisse parfois être nécessaire, elle doit revenir aussi vite que possible à l’arène de la discussion publique, du contrôle public et de la responsabilité gouvernementale pour maintenir sa légitimité démocratique.

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