Vincent AUSSILLOUX
Directeur du département Économie de France Stratégie
Alors que l’Union européenne vit un traumatisme profond, il peut sembler paradoxal de s’interroger sur l’extension de l’intégration européenne au-delà de ses frontières actuelles. Pourtant, c’est seulement ainsi que l’Union européenne pourra encourager les forces démocratiques de progrès dans les pays voisins.
L’intérêt pour la France et l’Union européenne de voir se développer les pays du Maghreb est profond. En raison des liens multiples et multidimensionnels – historiques, culturels, linguistiques, économiques et migratoires –, ces pays représentent pour la France un « hinterland » naturel, au même titre que les pays d’Europe centrale et orientale pour l’Allemagne. Leur croissance économique est une condition nécessaire, certes non suffisante, pour conforter la transition démocratique là où elle a commencé, et espérer la voir s’enclencher là où elle se fait attendre.
L’Union européenne a tout d’abord noué des accords de libre-échange bilatéraux avec chacun de ces pays tout en les encourageant, avec un succès très limité, à conclure des accords entre eux. Les liens avec ces pays se sont institutionnalisés à travers le Partenariat Euromed puis l’Union pour la Méditerranée. Celle-ci cache cependant mal son échec politique derrière quelques succès ponctuels sur les enjeux de ville durable ou d’employabilité des jeunes, certes utiles mais qui ne sont pas à la hauteur des défis. Pour leur part, les projets d’accords de libre-échange bilatéraux se heurtent à plusieurs difficultés. De son côté, l’UE a éliminé quasiment tous les droits de douane et n’a plus grand-chose à offrir en termes d’accès au marché. De leur côté, ces pays doivent, pour leur propre développement, engager des étapes nouvelles de consolidation de l’environnement des affaires. Cela passe notamment par la libéralisation des services, des investissements, de l’agriculture, et par la mise en œuvre d’institutions de marché adaptées. En l’absence d’un projet mobilisateur, les réformes sont lentes et pas assez profondes pour réellement offrir aux entreprises domestiques et étrangères un climat des affaires transparent et sécurisé, condition indispensable de la poursuite ou de la reprise du décollage économique.
Ancrage au marché unique
L’enjeu est pour ces pays une véritable intégration dans l’espace économique européen, en d’autres termes la reprise de l’acquis communautaire sur les principaux chapitres qui forment le socle du marché unique. Comme ce fut le cas pour les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) avec la perspective de l’élargissement, le véritable moteur du développement viendra de la perspective claire et garantie de l’ancrage de ces pays au marché unique, ce qui multipliera les investissements domestiques et étrangers. C’est là le véritable ressort du rattrapage économique.
Il est cependant illusoire de penser que ces pays accepteront de reprendre l’acquis communautaire sans être, d’une manière ou d’une autre, associés aux discussions constantes et aux décisions permanentes concernant ses évolutions. Quand bien même ils l’accepteraient, cela se traduirait par une reprise de l’acquis existant au moment de la négociation, sans qu’un mécanisme efficace ne puisse ensuite garantir sa pleine et entière mise en œuvre, ainsi que celle de ses adaptations futures.
La proposition de rejoindre l’Union européenne, comme dans le cas des PECO, n’est pas une option réaliste. En revanche, l’Union peut leur proposer de construire ensemble un « espace économique commun ». Cette option institutionnelle reviendrait à leur offrir, à l’issue d’une période de transition, les trois libertés du marché unique (libre circulation des biens, des services et des capitaux), en échange de la reprise de l’acquis communautaire correspondant. De manière à rendre acceptable les abandons de souveraineté afférents, les pays qui rejoindraient l’espace partagé seraient invités à participer aux comités techniques du Conseil et à certaines de ses formations dans lesquels les sujets liés à l’évolution du marché unique et à sa mise en œuvre sont discutés. Il faudrait envisager que, sur les régulations du marché unique, les pays associés puissent voter au Conseil dans les formations concernées. Plusieurs options sont envisageables avec éventuellement un système de double majorité entre États de l’Union européenne et États non membres. À plus long terme, la liberté de mouvement de personnes pourra être envisagée.
Candidats naturels : Maroc et Tunisie
Quels pays pourraient être les premiers à entrer dans ce nouveau cercle ? À court terme, la Tunisie et le Maroc sont des candidats naturels. La perspective de faire partie du club pourrait les mobiliser et, étant accompagnés, ils seraient en mesure de réaliser l’effort de convergence nécessaire. Comme dans le cas des PECO, les périodes de transition seraient longues (une dizaine d’années probablement). Elles seraient conditionnées par la négociation et la reprise des différents chapitres de l’acquis communautaire. Ce processus arrimerait cependant fermement ces pays à l’Europe, leur donnerait une perspective claire d’intégration économique, qui serait à même de motiver les réformes nécessaires et favoriserait, à la fois, leur prospérité et la nôtre. Le resserrement des niveaux de vie serait à terme le meilleur moyen de limiter la pression migratoire qui ne manquera pas de s’intensifier si la croissance de ces pays n’est pas au rendez-vous, compte tenu de la trajectoire attendue de leur population.
La porte devrait rester ouverte pour d’autres pays de la rive sud de la Méditerranée mais sur un horizon de temps nécessairement plus long. En effet, l’émulation et la perspective qu’une telle option qui s’ouvre, à eux, à terme, pourraient motiver l’Égypte, l’Algérie ou la Libye et au-delà, à s’engager dans la voie des réformes économiques, sociales et politiques profondes afin de pouvoir prétendre à un tel partenariat.
À l’Est et au Nord de l’Europe
Mais le cercle pourrait aussi s’agrandir au nord de l’Europe. Du fait de leur appartenance à l’espace économique européen, la Norvège et l’Islande auraient naturellement vocation à rejoindre l’espace économique commun. La différence principale résiderait dans le volet institutionnel et politique du nouveau partenariat approfondi. En effet, dans la nouvelle configuration, les pays non membres de l’Union européenne prendraient part à la définition et au vote des règlements et directives qui s’appliqueraient également à eux. Un tel modèle pourrait également avoir des chances de séduire la Suisse, voire la Turquie. Pour ce dernier pays, ce serait là une alternative à l’accession pure et simple à l’UE, qui semble ne plus être un scénario réaliste.
Même si ce n’est pas le cas aujourd’hui pour la Norvège et l’Islande, l’« espace économique commun » pourrait impliquer l’adoption de la politique agricole commune ainsi qu’une politique des fonds de cohésion, une fois toutes deux réformées. Parmi les pays susceptibles de participer, certains seraient contributeurs nets au budget européen comme la Suisse, la Norvège et l’Islande, d’autres comme la Turquie, le Maroc, la Tunisie devraient bénéficier de flux nets positifs. Ce serait un moyen puissant de les accompagner dans leur développement et leur stabilisation. Des conditions liées à l’État de droit, les Droits de l’homme et la démocratie seraient attachées à un tel accord. À l’est de l’Europe, l’Albanie, la Serbie, la Moldavie et l’Ukraine seraient des candidats naturels à un tel statut.
Les intérêts que le Royaume Uni garde un lien très fort avec l’Union européenne sont majeurs. Plutôt qu’un accord à la carte, fruit d’une négociation secteur par secteur, et plutôt que de retomber sous le régime de l’OMC, ce qui serait très pénalisant pour toutes les parties, un tel modèle pourrait résoudre l’équation aujourd’hui insoluble sans tomber dans un régime dérogatoire. L’Union européenne peut tirer parti de ce traumatisme provoqué par le vote britannique en établissant un modèle pérenne et cohérent de partenariat renforcé avec les pays qui lui sont proches mais ne souhaitent pas adhérer ou n’y sont pas invités.
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