Clémence Pèlegrin, Groupe d’études géopolitiques, Coordinatrice de l’ouvrage « Dans l’urgence climatique. Penser la transition énergétique »
Depuis l’annonce du Pacte vert européen par la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, en novembre 2019, deux crises régionales comme mondiales ont défi é la détermination de l’Union à réaliser sa transition écologique. Face à la pandémie de Covid-19, l’Union européenne a maintenu son cap et soutenu sa vision d’une relance économique compatible avec ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Plus encore, elle a soutenu qu’il s’agissait d’une opportunité autant que d’une nécessité : investir dans la transformation de l’économie européenne serait la clé de sa soutenabilité globale et à long terme, notamment d’un point de vue de la justice sociale. Car le Pacte vert européen comprend depuis sa genèse une dimension sociale : la transition doit participer à la réduction des inégalités socio-économiques en Europe, par la formation et l’emploi comme par la réduction de la précarité énergétique. Consciente des perturbations profondes que la transition énergétique entraînerait pour les ménages, l’Union, par l’intermédiaire de son vice-président Franz Timmermans, a tenu à rassurer les États membres réticents à ces changements déjà enclenchés. Alors que l’Europe semble parvenir à la fin, ou du moins à une accalmie dans la crise sanitaire, la guerre menée par la Russie en Ukraine rebat les cartes de la transition énergétique plus violemment encore. L’Union a déjà fait le constat de sa dépendance économique globale pendant la pandémie : aujourd’hui, le renoncement aux énergies fossiles russes, et en premier lieu au gaz naturel, a des airs d’amputation. Les antagonismes nationaux déjà révélés par les débats autour du Pacte vert n’en sont que plus saillants, en témoigne le débat – principalement franco-allemand – autour de l’inclusion du gaz et du nucléaire dans la taxonomie européenne, qui doit établir un référentiel européen autour des activités durables. L’ambition de l’Union à s’accorder rapidement sur un embargo rapide du gaz russe se heurte à une réalité, autrefois scénario du pire : remplacer intégralement les approvisionnements gaziers de Russie sera périlleux, techniquement, financièrement et politiquement. Pourtant, chaque jour que l’UE continue d’importer du gaz russe, elle permet à la Russie de financer son effort de guerre en Ukraine. Le plan « REPowerEU », adopté par la Commission européenne le mercredi 18 mai, fait le constat sans appel d’un surcoût occasionné par la sortie précoce du gaz russe du mix énergétique européen. 210 Mds€ sur cinq ans, qui viennent s’ajouter aux investissements déjà requis par le paquet « Fit for 55 », qui doit permettre à l’UE de réduire de 55 % ses émissions de GES à l’horizon 2040. Multiplier par 4 notre capacité de production photovoltaïque en 2030, de 160 à 600 GW, alors que la filière elle-même est aujourd’hui dépendante d’un fournisseur, la Chine. La Commission envisagerait déjà de simplifier les procédures administratives qui encadrent le déploiement des énergies renouvelables, notamment en termes d’impact environnemental, pour atteindre à temps les objectifs de puissances éolienne et solaire installées1. Le discours de la Commission sur la transition énergétique comme opportunité économique et sociale collective est aujourd’hui d’autant plus difficile à tenir que les ménages européens font face à une double pression : celle de l’inflation et celle des prix de l’énergie. À titre d’exemple, le prix du pétrole atteint aujourd’hui un niveau jamais vu depuis 2014, dans un contexte pourtant diamétralement opposé. Le pic de prix de 2014 résultait d’un regain de l’économie mondiale après la crise financière, d’une reprise de la demande énergétique, de taux d’intérêt bas, et d’une crainte quant à la disponibilité des ressources, notamment du fait des sanctions économiques imposées à l’Iran. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine a fait voler en éclat la promesse d’une reprise économique rapide en Europe. La pression sur le pouvoir d’achat des ménages est plus forte qu’elle ne l’était lorsqu’a éclaté la crise des Gilets Jaunes en 2018. Plusieurs États européens continuent d’intervenir directement pour contenir les effets potentiellement dévastateurs de la crise, comme l’Espagne et le Portugal qui ont adopté un système temporaire de plafonnement des prix de l’électricité, validé par la Commission2. Plus que jamais, l’efficacité énergétique et la maîtrise de la demande sont des chantiers clés pour l’indépendance de l’Europe comme pour la résilience des ménages. La guerre en Ukraine met la transition énergétique européenne au défi, peut-être plus encore que ne l’a fait la pandémie. Mais là où la Covid-19 a fait espérer à certains États membres réfractaires qu’ils pourraient retarder la transition au motif de la sauvegarde de l’économie, la guerre en Ukraine met l’Union au pied du mur. La sortie du gaz russe est un impératif politique urgent qui emprunte le même chemin que la transition bas carbone de l’UE, tout en lui compliquant singulièrement la tâche. Nous faisons sans doute face à une révolution énergétique comme celle qu’a connue l’Europe il y a tout juste un siècle. Le pétrole a occupé une place centrale dans l’effort de guerre européen de 1914. Demain, les économies d’énergie pourraient-elles faire définitivement renverser le rapport de force en Ukraine ?
1 « EU considers looser green standards as it seeks to replace Russian fossil fuels », Andrew Bounds, Alice Hancock, Javier Espinoza, Financial Times, 11 mai 2022. https://www.ft.com/ content/870d9b43-f4c1-4b8d-a1ec-384de654120c?mc_ cid=b357ad9167
2 « Brussels agrees to ’Iberian exception’ allowing Spain and Portugal to cap electricity prices», Alice Tidey, Europews, 26 avril 2022. https://www.euronews.com/my-europe/2022/04/26/ brussels-agrees-to-iberian-exception-allowing-spain-andportugal-to-cap-electricity-prices
3 https://twitter.com/picharbonnier/status/ 1522546087348903937