Roland Feuillas (1), Fondateur « Des maîtres de mon moulin » et penseur de la transition agricole
Le projet « Des Maîtres de mon Moulin », à Cucugnan : les enseignements d’une expérience réussie
C’est un projet que j’ai pensé et nourri depuis les années 1990 : avec pour ambition de développer une expérience de production et transformation en agroécologie de pointe, entièrement recentrée sur les méthodes et les connaissances de l’écologie scientifique. L’objectif de notre la démarche est de prendre conscience, et faire prendre conscience, que l’Humain est un organisme vivant parmi des organismes vivants. Cette conscience se fonde autour de la valorisation des savoirs et des connaissances largement inspirés des principes fondamentaux du vivant, d’une relation à la nature reconsidérée, abordée par une épistémologie matricielle du vivant, que l’on retrouve dans l’expression ancestrale du « bon sens paysan ». Nous essayons ainsi de proposer une agriculture alternative à celle qui s’est développée dans la seconde moitié du XXe siècle, certes inspirée par de bonnes intentions : augmenter la productivité agricole pour assurer la souveraineté alimentaire afin de nourrir les populations après la Seconde Guerre mondiale. Cet impératif de productivité s’est matérialisé par l’incitation à l’usage massif d’intrants chimiques, à l’engraissage des sols de façon exogène et à la monoculture intensive. Nous n’opposons pas les différentes conceptions de l’agriculture mais nous faisons tout pour démontrer qu’une autre route est possible et donne des résultats globaux dont les bénéfices, toutes dimensions confondues, sont supérieurs à la somme des bénéfices sectorisés. Nous sommes aujourd’hui une entreprise de 15 personnes et notre écosystème intègre une trentaine de paysans produisant nos blés conformément à nos principes agroécologiques. Cet écosystème est complété par un réseau de trois meuneries et une quarantaine de boulangers pour assurer la transformation en pain et autres produits, ce qui nous permet d’avoir une filière complète et intégrée. Afin de développer notre modèle, nous organisons également des initiations philosophiques et techniques à la production agroécologique en polyculture, en prenant pour exemple la production de pain qui est bien entendu un prétexte, une porte d’entrée vers ce nouveau modèle agricole, à même de répondre aux impératifs du dérèglement climatique.
Les articulations possibles de ce modèle avec les enjeux globaux de la transition environnementale
L’humanité a fait preuve de ses capacités à réaliser de véritables miracles technologiques. Nous avons atteint un niveau de technicité qui nous permet de faire voler des fusées ou de faire fonctionner des ordinateurs sans cesse plus puissants. Mais ce progrès technique s’est accompagné d’une philosophie dévoyée qui nous a poussés à l’erreur : puisque cette forme de progrès a produit des résultats extraordinaires dans le champ technologique, nous avons voulu appliquer ces méthodes et techniques au champ du vivant. Nous avons voulu appliquer à la nature, notre pensée Newtonienne, cartésienne, linéaire, mécanique… Et malheureusement, ou plutôt heureusement, cette vision du progrès technique est profondément incompatible avec les principes intrinsèques du vivant. C’est cette pensée, essentiellement portée par le monde occidental, qui nous a amenés à dérégler notre environnement avec en conséquence, la chute terrible de la biomasse pour des raisons anthropiques. C’est ce qui explique aujourd’hui la chronique d’une catastrophe annoncée dont la principale conséquence qu’est le bouleversement des profils météorologiques. C’est ce constat qui nous a poussés à tout mettre en œuvre pour développer un modèle intégré d’agroécologie, basé sur la reconnexion des exploitations à la notion d’écosystème, car une ferme se doit d’être un écosystème, pas une usine.
Prolonger et généraliser l’expérience d’agriculture biologique telle qu’envisagée
L’agriculture biologique est en train de se développer en Europe, bien qu’elle reste très minoritaire puisque seulement 8,5 % des terres agricoles de l’UE y étaient sont consacrées. On constate que certains remettent en question ce modèle, trop peu productif, surtout dans le contexte de guerre en Ukraine, qui bouleverse les équilibres agricoles. Pour prolonger l’expérience « Des Maîtres de mon Moulin », nous reprenons avec Éric Scotto (Président-cofondateur d’Akuo Energy), l’Abbaye de Gaussan, dans laquelle nous développons une station agronomique incluant un mode de production intégré et matriciel, inspiré de ce que nous avons fait à Cucugnan. Les blés en sont l’axe structurant mais cette initiative inclut également le maraîchage, l’arboriculture, l’orge, la vigne, etc. Nous entendons aussi devenir autonome en matière énergétique, en développant un modèle d’agri-énergie totalement novateur et réellement symbiotique. En effet, ce modèle vise à créer des synergies positives entre la production agricole et les installations photovoltaïques, afin d’éviter que ces dernières ne réduisent les terres arables mais viennent plutôt les protéger, les stimuler et permettre le travail agricole et de transformation en énergie ultra verte. L’expérience que nous développons à Gaussan est un pas très puissant et structurant pour cette vision matricielle de la transition agricole, qui devra intégrer également un nouveau rapport à la santé humaine (une majeure partie de nos maladies sont liées à la dégradation de notre environnement selon le Professeur Dominique Belpomme), ou encore un nouveau rapport à l’économie et à la finance. Il faut, par exemple, que nous puissions intégrer dans nos comptes d’exploitation, un compte de capitalisation basé sur la fertilité des sols. Bien évidemment, les méthodes d’agriculture biologique de base impactent les revenus fi nanciers à court terme par rapport à l’agriculture conventionnelle, mais en contribuant à la photosynthèse (qui stocke le carbone) et en redynamisant les sols, en les refertilisant naturellement, on crée un actif, un patrimoine pour le territoire et les générations futures qui doit être comptabilisé, c’est un enjeu crucial de cet humanisme qui doit être le socle de valeur de l’Europe. En tout état de cause, ce projet mené main dans la main avec Akuo Energy va nous permettre de faire la démonstration de la viabilité de notre modèle, en alliant production agroécologique, énergie renouvelable et autonomie dans ces deux domaines. Il y a là le cœur d’une démocratie alimentaire intriquée à la démocratie énergétique. Ce centre a également vocation à être un centre de recherche et de transmission, dans lequel nous formerons les nouvelles générations à la polyculture/élevage en symbiose avec l’agri-énergie.
1 À la faveur d’un entretien organisé le 20 mai 2022, Roland Feuillas, fondateur des Maîtres de mon Moulin et penseur de la transition agricole, nous a dévoilé une partie de sa philosophie du vivant comme inspiration politique à l’attention des décideurs européens. De l’agriculture biologique à une agroécologie de pointe, par la généralisation de la polyculture en passant par l’intégration des filières de production agricole, Roland Feuillas dessine une transition environnementale européenne sur la base de son expérience locale dans le sud de la France, à Cucugnan (Aude). Propos recueillis par Thomas Dorget.