Par Alex Taylor
Journaliste européen
Malgré les apparences, il existe encore un certain nombre de citoyens britanniques qui, comme moi, s’identifient comme Européens. J’ai grandi au Royaume-Uni dans les années 1970. Mes parents, la génération qui avait rem- porté la guerre et à qui le continent tout entier devait effectivement beaucoup, n’avaient rien de jingoïstes chauvins et belliqueux comme ceux à l’origine du Brexit. Ceux qui avaient connu les ravages de la guerre, comme mon père, ont tout fait pour ancrer le pays qu’ils aimaient, et pour lequel ils avaient fait tant de sacrifices, au port européen. Ce changement radical de destinée, si important pour notre pays alors tout juste privé de son empire, s’expliquait non seulement par un besoin impérieux de paix, mais aussi par du pur bon sens économique.
La Grande-Bretagne dans laquelle j’ai grandi était le parent pauvre de l’Europe, un cas désespéré sur le plan économique, obligé de mendier des prêts auprès du FMI. Mon enfance a été bercée par les innombrables « Non » du général de Gaulle, qui s’opposait à notre adhésion. Je me souviens encore de l’excitation générale ce jour de janvier 1973 où nous avons enfin accompli notre destinée — ne serait-ce que par cohérence géographique — de devenir Européens !
En tant que citoyen britannique, j’ai vécu sur « notre continent » pendant plus de 40 ans et rien ne pourra m’enlever cette partie importante de mon identité.
Mais que faire, maintenant que ceux qui habitent encore cette île turbulente au milieu de la Manche, nous ont arraché notre européanité ? L’avenir des relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne dépend des lubies de Boris Johnson, qui semblent aussi incontrôlables que sa déconcertante chevelure. Plus de trois mois après le Brexit, il devient évident que le barbier n’est guidé que par un seul principe : sa propre ambition.
La Covid a fait basculer notre monde dans la quatrième dimension. D’une certaine manière, cette situation a joué en faveur de B. Johnson. Sa politique en matière de vaccination a été à l’image de l’homme : un triste mélange de bravade, de prise de risque et de nationalisme exacerbé, qui va malheureusement s’écouler un certain temps dans les veines des relations entre le Royaume-Uni et l’UE, et induire une immunité plus ou moins longue contre toute possibilité d’un retour à un semblant de normalité dans les relations entre les deux rives de la Manche.
Son programme de vaccination lui a permis de remonter dans les sondages, mais à quel prix ? Accaparer toutes les doses disponibles pour les réserver aux seuls Britanniques n’est pas très fair-play. L’UE a envoyé 21 millions de doses de l’autre côté de la Manche, alors qu’aucune des doses déjà payées n’a fait le chemin inverse. Pendant ce temps, le Royaume-Uni envoie en douce 700000 doses à l’Australie, qui n’enregistre pourtant pratiquement plus de nouvelles infections. Le Royaume-Uni possède assurément la presse la plus xénophobe de toute l’Europe. Au lieu de remercier l’UE, la presse britannique l’a insultée dans des termes qu’aucun autre pays n’aurait tolérés*. À force de lire chaque jour ce genre d’absurdités, on com- prend pourquoi, dans un sondage réalisé mi- avril, seuls 13% des Britanniques estimaient que l’Union européenne avait agi « comme une amie et une alliée sur la question des vaccins». On peut se demander jusqu’où serait descendu ce chiffre si l’UE n’avait pas offert une protection à deux tiers des citoyens britanniques.
Le vaccin AstraZeneca produit à Oxford est devenu une sorte de mascotte du Brexit: 62% des habitants du Royaume-Uni pensent que le programme de vaccination a été «plus efficace grâce au Brexit » et 56 % d’entre eux seraient en faveur de rester hors de l’UE s’il y avait un nouveau référendum aujourd’hui. Pire, 10 % d’anciens opposants au Brexit disent avoir «pris conscience de leur erreur». Le programme de vaccination est devenu un chemin subconscient permettant à ces anciens pro-Européens de renouer avec le récit national et de ne plus se trouver «du mauvais côté de l’histoire».
Cette bataille des vaccins laissera des traces des deux côtés de la Manche. L’Union européenne a toujours éprouvé de l’admiration pour la Grande-Bretagne – sans doute une réminiscence de la Seconde Guerre mondiale. Hélas, nous allons devoir subir les conséquences, non seulement de la position nationaliste de B. Johnson par rapport aux vaccins, mais aussi de son attitude totalement irresponsable vis-à- vis de l’Irlande du Nord. On ne peut pas sortir d’une Union douanière et prétendre que cela ne crée pas de frontière – et encore moins quand on a passé les cinq dernières années à crier sur tous les toits qu’il était urgent de reprendre le contrôle des siennes ! Les partisans du Brexit ont toujours refusé de le reconnaître et B. Johnson a continuellement éludé la question. Le bus incendié à Belfast et le regain des tensions sectaires dans une ville mise à feu et à sang sont les conséquences directes de leurs mensonges, et encore plus des siens.
Tout ceci a des répercussions sur les échanges commerciaux. La bonhomie et la bonne entente sont deux ingrédients essentiels pour conclure des affaires. Les échanges ont chuté de manière abrupte et ne sont pas près de reprendre, quoi qu’en disent les artisans du Brexit, qui tentent d’imputer ce ralentissement à la pandémie et s’efforcent de convaincre les citoyens que « les nouvelles règles » (autrement dit, les règles que l’UE applique depuis toujours à n’importe quel pays tiers avec lequel elle a des échanges) ne sont qu’une « question d’ajustement ».
Comme dans tout divorce, les relations ont fini par s’aigrir, des deux côtés. Celles-ci ne devraient pas beaucoup s’améliorer à court terme, du moins tant que B. Johnson sera aux commandes. Mais la génération qui a grandi avec easyJet, l’Eurostar et le programme Erasmus n’acceptera pas indéfiniment d’être tenue éloignée de ses amis et voisins. Lorsque les jeunes, qui ont voté à 80 % pour rester dans l’Union européenne, reprendront le flambeau, ils pourraient bien réclamer la tête de B. Johnson, le Sweeney Todd du Brexit.