Par Ioannis Vrailas
Représentant Permanent de la Grèce auprès de l’UE
«C’est avec émotion que je me rappelle ce 28 mai 1978, date de la signature du Traité d’adhésion de la Grèce à la Communauté européenne. À la veille des examens du Baccalauréat, fédéraliste en herbe, je mesurais bien la portée de l’évènement et l’occasion pour mon pays de jeter les bases d’un développe- ment économique et social sur le long terme, de consolider ses institutions démocratiques, de renforcer sa sécurité et de redorer son blason sur la scène internationale.
Deux hommes auront symbolisé à jamais ce grand moment. L’un, le premier ministre grec Constantinos Caramanlis, avait poursuivi avec acharnement, déjà depuis le début des années soixante, sa vision de joindre la Grèce à la CEE (dont elle devint le premier pays associé). L’autre, Valéry Giscard d’Estaing, a toujours apporté son plein soutien à la candidature grecque, dès sa soumission en juin 1975 jusqu’au moment où elle passa officiellement le cap. Son rôle pour contourner les réticences de la Commission, faire avancer les négociations lorsque celles-ci piétinaient, et braver les réserves des autres États membres aura été fondamental. Son amitié avec C. Caramanlis, qu’il considérait comme garant du bon fonctionnement du système démocratique et gestionnaire efficace des affaires du pays, a donné l’impulsion nécessaire pour faire sauter tous les verrous jusqu’à l’adhésion.
Le fait qu’il ait été un grand défenseur des valeurs européennes et promoteur du processus d’intégration (n’oublions pas qu’il fut à l’origine de l’instauration du Conseil européen, de la naissance du système monétaire européen et de l’élection du Parlement européen au suffrage universel) n’en prend que plus de relief. Giscard, qui prononça en grec l’allocution apprise par cœur quand il arriva à Athènes pour signer l’Accord d’adhésion en sa qualité de Président du Conseil, personnifiait un slogan devenu populaire, qui reste toujours d’actualité et rime aussi bien en français qu’en grec : « Ελλάς, Γαλλία, συμμαχία », ou « Grèce, France, alliance ».
Les difficultés qu’il fallait surmonter pour que la candidature puisse aboutir n’étaient absolument pas des moindres. À peine sortie de la dictature, la Grèce était en proie à de sérieuses difficultés économiques, qui constituèrent le gros des négociations: chute de croissance, balance commerciale et balance des paiements déficitaires, chômage chronique, fortes pressions inflationnistes, défaillances du secteur agricole qui employait 26% de la population active, inégalités dans le partage du revenu national, productivité stagnante, faiblesses administratives… Son PIB était nettement plus faible par rapport à la moyenne des Neuf, ce qui présentait des risques considérables de renforcement des disparités et des perturbations entre les futurs Dix. De sérieux doutes s’exprimaient quant à la capacité d’appliquer les règles de fonctionnement du marché intérieur, et le scénario d’un octroi d’aides financières substantielles pour appuyer la mise à niveau alimentait des appréhensions croissantes.
S’ajoutait le fait que la candidature grecque avait été soumise sur fond de malaise généralisé dans le monde occidental, suite à la guerre du Kippour, avec la montée des prix du pétrole, la récession, le chômage et l’inflation qui en découlèrent. Des hésitations supplémentaires se faisaient jour sur la perspective de voir la Communauté impliquée directement dans le contentieux qui oppose la Grèce à la Turquie, surtout après l’invasion de Chypre en 1974 par les troupes turques. La concurrence de certains produits agricoles grecs, ainsi que de la marine marchande, nourrissait aussi des inquiétudes. On attendait, par ailleurs, les demandes prévisibles de l’Espagne et du Portugal, et la tentation était grande pour que l’on traite les trois ensemble – d’où la proposition initiale de la Commission, dans le cas grec, de fixer une longue période de pré-adhésion et de reporter sine die l’ouverture des négociations.
De son côté, Giscard était profondément convaincu que la Grèce constituait une pierre angulaire de l’identité européenne. Il avait à cœur qu’elle «rejoigne l’Europe dont elle fait partie et que l’Europe accueille la Grèce dont elle est issue». On lui prête plusieurs citations faisant référence à Platon dans son effort de rappeler que « nous avons été formés par l’admirable civilisation grecque » et qu’un retour aux racines, avec l’inclusion du pays qui fut le berceau de la démocratie, était non seulement symbolique, mais nécessaire.
Sa passion pour la Grèce antique ne signifiait pas pour autant que Giscard ne priorisait pas les intérêts de la France et de l’Europe. En tête des préoccupations venait le besoin de cimenter le processus de démocratisation – y compris en Espagne et au Portugal qui suivraient dans la foulée. La Communauté se trouvait une nouvelle raison d’être comme ligue d’États démocratiques, qui allait au-delà de l’interdépendance économique. Pour la première fois, il aura été clairement dit que «les principes de démocratie pluraliste et de respect des droits de l’homme font partie du patrimoine commun des peuples des États réunis dans les Communautés et constituent donc des éléments essentiels de l’appartenance à ces Communautés ».
L’élargissement vers le Sud était en outre assorti d’importantes considérations géopolitiques. Il permettrait de changer les rapports de force au sein de la Communauté, en accentuant sa dimension méditerranéenne (avec aussi la future entrée des ibériques) et en rééquilibrant son centre de gravité, à l’époque nettement rhénan et anglo-saxon. De plus, dans un contexte de guerre froide traversant quand même une période de détente, il était important d’ancrer la Grèce au bloc occidental. L’Europe pourrait ainsi revendiquer un rôle plus large et étendre son champ d’influence, en tirant profit de la position stratégique du pays, « charnière entre l’Europe et l’Asie, la Méditerranée et les Balkans, l’Occident et l’Orient ».
Au vu de ce qui a précédé, la réprobation que Giscard n’hésita pas à manifester à l’égard de la Grèce, lors de la crise économique qui la frappa de plein fouet en 2009, ne manqua pas de provoquer notre stupeur et consternation. Bien que pleinement conscients de nos errements, nous Grecs, n’étions pas prêts à accepter que certains de nos partenaires nous fassent la leçon. Cependant, comme disait Isaac Newton, «Platon et Aristote sont mes amis; mais ma meilleure amie est la vérité». Que Giscard, ce grand philhellène qui aurait affirmé « on ne fait pas jouer Platon en deuxième division », assène sans détours que la Grèce devait être mise « en congé de l’euro » et propose la constitution d’une nouvelle zone euro nous excluant, cela sonnait le glas des illusions et pointait avec acuité le besoin de se colleter aux réalités.
J’ose quand même espérer que cet optimiste sans faille dans le projet européen, celui qui avait prévu que l’UE et l’euro redresseraient la barre, aurait témoigné aujourd’hui, alors qu’on célèbre le 40e anniversaire de l’adhésion, son appréciation pour les grands sacrifices consentis par les Grecs pour se remettre à flot. Bien qu’il ne soit pas sorti de l’ornière, le pays a prouvé qu’il mérite de participer au projet de la monnaie commune européenne, dont le nom est lié à une héroïne de la mythologie grecque. J’aimerais aussi penser que, par ces temps difficiles, faits de vicissitudes majeures, exacerbées par la pandémie, Giscard aurait préconisé le retour « à la source hellénique ». Pour rester dans l’allégorie, la question n’est plus de claquer ou non « la porte au nez de Platon », mais plutôt de s’en inspirer pour qu’une Europe unie reste à la hauteur des enjeux et apporte une réponse commune et performante aux défis auxquels elle est confrontée. »
L’auteur voudrait dédier ces quelques lignes à l’Ambassadeur Vyron Théodoropoulos, un grand diplomate, écrivain et penseur. Les conseils qu’il lui a prodigués avec grande générosité, aussi bien avant son concours d’entrée au Ministère des Affaires étrangères, que par la suite, jusqu’à son décès en 2010, ont été inestimables. Bien plus important, l’Ambassadeur Thédoropoulos avait assumé au premier chef, à la tête de la délégation hellénique, la lourde responsabilité de mener à bien les laborieuses négociations qui aboutirent à la signature du Traité d’adhésion. La Grèce lui doit beaucoup.