Echanges avec Sylvie Goulard, Sous-Gouverneure de la Banque de France
Par Edouard-François de Lencquesaing,
Trésorier et Conseiller Finance de Confrontations Europe
La pandémie de Covid19 a été le révélateur du niveau d’interdépendance entre les sociétés du monde entier, un phénomène qui avait déjà été largement perçu lors de la crise financière de 2008. Mais elle a également posé la question de l’accélération des transitions numériques et environnementales préexistantes et des responsabilités sociétales qui sont liées. Sylvie Goulard, Sous gouverneure de la Banque de France revient pour Confrontations Europe, sur les enseignements de cette nouvelle crise et le rôle que peut jouer le secteur financier pour un accompagnement efficace de ces transitions.
Edouard-François de Lencquesaing : Comment la pandémie de Covid19 peut faire évoluer le rôle du secteur financier dans l’accompagnement de la transition environnementale ?
Sylvie Goulard : La crise sanitaire a souligné l’existence de vulnérabilités des systèmes financiers qui avaient déjà été perçues lors des crises financières de 2008 et de 2010 et notamment leur interdépendance. En 2015, la signature de l’Accord de Paris a amorcé une prise de conscience des enjeux plus spécifiquement liés au changement climatique. Certaines réflexions en cours se sont alors cristallisées autour de l’émergence de nouveaux risques. Le secteur financier est ainsi entré dans l’immense sujet de la transition environnementale sous l’angle du risque, ce qui est d’ailleurs conforme à son «cœur de métier».
Le tournant s’est notamment produit lorsque Mark Carney, alors gouverneur de la Banque d’Angleterre, a prononcé un discours intitulé La Tragédie des horizons1, où il a posé un cadre conceptuel novateur, autour de trois catégories de risques liés au climat: les risques physiques, les risques de transition et les risques juridiques ou de responsabilité. En 2017, lors du «One Planet Summit», organisé, sous l’impulsion de la France, en réaction au départ des États-Unis de l’Accord de Paris, huit Banques centrales dont, entre autres, la Banque de Chine, du Maroc ou du Mexique, ont décidé de créer un réseau mondial. Son secrétariat permanent se trouve à la Banque de France, membre fondateur. Il est présidé par Frank Elderson, de la Banque des Pays-Bas, désormais membre du directoire de la BCE qui l’anime avec brio. Ce groupe de banquiers centraux, superviseur du monde entier a contribué à faire admettre que les risques liés au climat conduisaient à des risques financiers, ce qui n’était pas l’opinion dominante de l’époque. Il compte désormais 90 États membres, dont depuis peules États-Unis et l’Inde. C’est un forum volontaire, un lieu d’échanges sur les meilleures pratiques visant à intégrer le risque climatique dans les analyses des acteurs financiers. Nous avons ainsi pu, dans ce cadre, réfléchir aux pratiques de supervision, aux données, ou encore développer des scenarios pilotes destinés à vérifier la résilience du secteur financier à la transition vers la décarbonation de l’économie à l’horizon 2050. Avec la revue stratégique de la Banque Centrale Européenne impulsée par Christine Lagarde, très engagée sur le climat, c’est tout l’Eurosystème qui pourrait s’orienter bientôt vers une politique monétaire verte. En outre, tout l’Eurosystème s’est engagé en février dernier à verdir leurs portefeuilles pour comptes propres (fonds de garantie ou fonds de pension) des États participants, ce que la Banque de France a fait dès 2018.
E-F. L.: Comment mobiliser efficacement les capitaux privés vers le financement des activités durables ?
S. G. : Le secteur privé a tout d’abord besoin d’informations fiables et comparables, d’où une autre initiative majeure lancée elle aussi en 2015, sous l’impulsion du «Financial Stability Board», une émanation du G20, et de sa TCFD, « Task Force on Climate Financial Disclosures». Cette task-force, représentative du secteur financier dans son ensemble, a été créée pour travailler à l’élaboration de nouvelles règles sur la publication de données extra-financières des entre- prises. La TCFD a publié un rapport en 20172 qui repose sur quatre éléments : la prise en compte des enjeux climatiques dans la gouvernance des entreprises (financières et non financières) ; l’organisation de la gestion des risques ; les stratégies mises en place pour se projeter dans la décarbonation de l’économie et enfin la qua lité des données et des métriques disponibles dans l’entreprise. Ce cadre est utilisé par de nombreuses entreprises (en France par exemple, pour l’ensemble du CAC 40, il est recommandé par Euronext ou Paris Europlace et «Finance for tomorrow»). Il reste toutefois volontaire, d’où des degrés d’engagement très divers d’une entreprise à l’autre.
La mobilisation des capitaux privés passera donc par l’instauration de normes extra-financières obligatoires. Un consensus semble se dégager, au G20, en faveur d’un socle mondial fondé sur les normes TCFD. L’IFRS s’est emparé du sujet, tout comme l’EFRAG pour l’Union européenne, avec des exigences plus poussées. L’enjeu actuel est de convaincre les États-Unis de participer à cet effort, sans perdre pour autant les autres grandes juridictions, notamment la Chine, quitte à ce que les Européens développent ensuite un modèle encore plus sophistiqué.
Enfin, un travail sur la classification des activités économiques est indispensable; à cette fin, l’UE est en train d’adopter une «taxonomie», non sans divergences sur la place du nucléaire et du gaz dans la transition énergétique, malheureusement.
Au total, la prise de conscience existe, certaines actions ont commencé mais la proportion d’actifs verts dans l’économie reste insuffisante pour atteindre l’objectif de décarbonation. L’un des grands enjeux des plans de relance est de favoriser la transition et l’élaboration de stratégies de long terme en prenant en compte de manière réaliste les situations de départ (mix énergétiques, habitudes de vie et de consommation) pour les transformer radicalement.
E-F. L.: Comment trouver le bon équilibre entre initiative publique et privée, entre régulation et stimulation de l’innovation? Cet enjeu pose notamment la question de la fixation du prix des externalités, et spécialement de la tonne de CO2 pour que les forces du marché accélérèrent l’innovation. Christian de Perthuis(3) développe notamment l’idée de la création d’une Banque centrale chargée de piloter les émissions de carbone.
S. G. : Continuer sans donner un prix aux externalités négatives, et notamment au carbone, revient à se priver d’un outil de marché qui serait précieux. Déjà en 2007, Lord Stern écrivait dans son rapport sur le climat que le dérèglement climatique était la plus grande faille du marché de tous les temps (« The Greatest Market Failure Ever»4). Au G7 et au G20, quelques pays com- mencent à évoquer la question. À terme, le retour des États-Unis dans les négociations laisse entrevoir une chance d’avancer mais les résistances sont fortes. Des marchés du carbone existent par exemple au Canada, en Europe. Toutefois une approche mondiale fait toujours défaut.
Un équilibre entre recours au marché et intervention publique est nécessaire. Le marché a montré ses failles mais ce sont les pouvoirs publics qui fixent les règles du jeu et en contrôlent le respect. Après la crise financière de 2008, les gouvernements du G20 ont coopéré pour encadrer des acteurs du marché qui s’étaient égarés des exigences de résilience et de moralité. Nous avons remédié à un certain nombre d’abus et, dans la crise sanitaire, les banques par exemple ont bien résisté; elles ont retrouvé leur rôle au service de l’économie réelle. Si la contestation du marché allait trop loin, elle priverait nos sociétés de son dynamisme et de sa capacité d’innovation. L’enjeu est de défendre l’économie sociale de marché, le concept économique sur lequel est fondée l’UE.
Le souci d’équilibre est encore plus essentiel dans un contexte où l’intervention des gouvernements et des banques centrales a été massive. À la sortie des dispositifs d’urgence, un nouvel équilibre entre marché et puissance publique, au service du développement durable est à inventer(5). Enfin, des questions comme la fiscalité appellent un débat démocratique.
E-F. L. : La transition environnementale va impliquer des nouveaux coûts, comment les répartir au mieux pour accompagner les fragilités ?
S. G. : Le « fonds de transition juste » de l’UE est la preuve de la prise de conscience que les effets redistributifs de la transition environne- mentale appellent une compensation, sous forme d’un accompagnement social des populations les plus vulnérables et d’aides aux régions les moins avancées. Mais il ne faut pas cacher la vérité. Le défi du climat et de la préservation de l’environnement appelle une mobilisation générale, un effort individuel sans précédent, un changement de mode de vie. La crise sanitaire a révélé, dans nos pays, des capacités d’adaptation insoupçonnées (au télétravail par exemple) et des désirs de solidarité qui, dans cette perspective, sont tout à fait encourageants.
E-F. L. : Comment cette crise va nous permettre d’améliorer la qualité et la rapidité de nos processus de gouvernance européenne ?
S. G. : Depuis sa création, la Communauté européenne a favorisé une approche de long terme, en premier lieu par la préservation de la paix et de la stabilité. Ensuite, l’UE a été l’aiguillon des progrès environnementaux, la prise de conscience se diffusant notamment depuis les pays du nord vers le sud. Les bénéfices de la coopération ne sont pas négligeables. Toutefois, nous n’avons toujours pas la gouvernance de nos ambitions. Depuis des décennies, nous ne nous sommes pas assez préparés à affronter le réveil de la Chine, nous avons négligé de rattraper notre retard technologique avec les États-Unis.
La crise sanitaire, comme la crise migratoire avant elle, montre que les gouvernements nationaux demandent souvent à l’UE de faire – à chaud, sans pouvoirs discrétionnaires – ce qu’ils n’ont jamais voulu qu’elle fasse. En matière de santé par exemple, les compétences restent essentiellement nationales. En conséquence, l’UE est mal équipée pour répondre à une pandémie dans l’urgence, comme on l’attend d’elle. En outre, les processus de décision, alourdis par l’unanimité, sont trop lents. La difficile mise en place du fonds Next Generation EU, décidé en juillet 2020, nous le rappelle. Nous avions déjà observé, dans la crise financière, que nous faisions la course avec des semelles de plomb. Les États-Unis en étaient sortis plus vite que l’UE. Si c’est encore le cas cette fois-ci, ne faut-il pas en tirer des leçons?
Grâce au Conseil des gouverneurs de la BCE, la politique monétaire est décidée de manière rapide. L’euro n’en reste pas moins une monnaie sans État, dépourvue d’une politique économique commune, d’un budget propre pérenne, permettant de compenser les divergences.
Ainsi, nous sommes au milieu du gué. Espérons que le changement climatique soit l’aiguillon qui, à ce jour, fait défaut. En tout cas, il y a urgence.
(1) La Tragédie des horizons, discours de Mark Carney devant la Lloyd’s, 29 septembre 2015
(2) Recommandations of the Task Force on Climate-related Financial Disclosures, TCFD, June 2017
(3) 15 ans de marché carbone : Six leçons pour renforcer le système, Christian de Perthuis, 12 avril 2021
(4) The Economics of Climate Change, The Stern review, 30 October 2007
(5) When markets fail, the need for collective action in tackling climate change, Discours d’Isabel Schnabel au sommet européen sur la finance durable, 28 septembre 2020