Par Fabienne Péraldi Leneuf, Vice-présidente « Stratégie Europe », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Les pères fondateurs n’avaient sûrement pas imaginé que des États membres de l’UE, après avoir choisi de rejoindre celle-ci, cèdent aux sirènes de l’illibéralisme ou s’engagent sur le terrain de la violation des principes de l’état de droit, de la démocratie et des droits fondamentaux. Force est de constater que le postulat de l’irréversibilité et de l’inaliénabilité de l’engagement européen et des valeurs
européennes s’est complètement inversé. Depuis la fin des années 1990 en Pologne, en Hongrie, au Royaume-Uni ou ailleurs, les populistes ont le vent en poupe, l’autorité des juridictions européennes, dont la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), est remise en cause, les démocraties
illibérales prospèrent. Pour contrer cette évolution, à côté des procédures classiques d’infraction devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) (articles 258-260 TFUE), des pare-feu ont été imaginés, des outils institutionnels ou politiques, répressifs ou préventifs, jusqu’à la menace financière à travers le principe de la conditionnalité de l’octroi des financements européens au respect de l’état de droit.
Article 7, arme atomique inutilisable
Du côté des outils institutionnels répressifs, le mécanisme de l’article 7, créé en 1997 dans le traité d’Amsterdam sous l’effet de la sidération face à l’incapacité à répondre collectivement aux menaces du parti d’extrême droite autrichien (FPÖ), s’est avéré impossible à mettre en œuvre. Alors qu’il était
qualifié « d’arme atomique » et de prometteur, sa procédure complexe et l’exigence de l’unanimité du Conseil pour décider qu’une « violation grave et persistante » est imputable aux autorités de l’État concerné l’ont relégué au cimetière des dispositifs inapplicables. La procédure a été lancée à
deux reprises : le 20 décembre 2017 par la Commission européenne contre la Pologne à propos de sa réforme constitutionnelle sur la justice, contraire au principe de la séparation des pouvoirs ; le 12 septembre 2018, à l’initiative des députés européens, contre la Hongrie, en raison de défaillances en matière de liberté de la presse, d’indépendance de la justice, de corruption. Malgré les auditions et les recommandations (non respectées), aucune décision unanime n’a pu être votée contre ces pays, mais leurs agissements n’ont pas cessé, bafouant le droit de l’Union, contestant les procédures engagées à leur égard y compris les procédures d’infractions, refusant d’exécuter les arrêts prononcés par la CJUE, remettant en cause la compétence de cette dernière à agir, revenant sur les principes de primauté et de coopération loyale qui forgent le socle du fonctionnement de l’UE depuis toujours. Les appels des ONG, de la société civile, les condamnations complémentaires de la CEDH n’y ont rien changé.
Seule une révision du Traité permettrait d’avancer, ou un changement politique au sein de l’État visé, comme ce fut le cas en Pologne avec l’arrivée au pouvoir en 2023 de Donald Tusk, ancien président du Conseil européen. Elle aboutit le 6 mai 2024 à clore la procédure de l’article 7, la Commission considérant qu’il n’existait plus de risque clair de violation grave de l’État de droit en Pologne.
“Un volontarisme sans précédent, incarné par l’activisme du Parlement européen, de la Commission, de la société civile ou des citoyens et du Conseil européen, tente de pallier les insuffisances institutionnelles.”
Du côté des outils préventifs, un volontarisme sans précédent, incarné par l’activisme du Parlement européen, de la Commission, de la société civile ou des citoyens et du Conseil européen, tente de pallier les insuffisances institutionnelles. Des plans alternatifs de « gestion de crise » sont conçus. Les résolutions et les rapports se succèdent au Parlement européen. Certains marquent même l’Histoire, comme celui de Mme Sargentini à propos de la Hongrie, le 4 août 2018. En 2016, l’assemblée propose un Pacte pour la démocratie, l’État de droit et les droits fondamentaux pour l’UE, suggère une réforme de l’article 7 et des voies d’accès à la Cour de justice, et la création d’un panel d’experts pour la démocratie, inspiré de l’Examen périodique universel de l’ONU. Elle préconise l’élaboration d’un rapport annuel sur l’état de droit en Europe, qui aussi surprenant que cela puisse paraître, n’existait pas, même dans le cadre des activités de l’Agence des droits fondamentaux de l’UE. La Commission suit et propose des outils innovants : un « nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit », en 2014, qui instaure une « culture du dialogue sur l’état de droit ». Testé sur la Pologne et la Hongrie, malgré plusieurs mois de négociations, il fut un échec avec la suite que l’on connaît. Une autre communication dédiée au « renforcement de l’état de droit au sein de l’Union » de 2019 suggère alors une réponse
plus globale, « une boîte à outils de l’état de droit » composé de divers instruments : un cycle annuel sur l’état de droit qui priorise un dialogue inter-institutionnel ; des rapports annuels sur l’état de droit couvrant les systèmes judiciaires, la lutte contre la corruption, le pluralisme des médias et l’équilibre des pouvoirs ; un réseau national pour l’échange de bonnes pratiques ; un tableau de bord sur l’indépendance, la qualité et l’efficacité de la justice ; le Semestre européen ; le soutien technique et financier aux États pour des réformes structurelles ; ou encore le soutien financier à la société civile, aux réseaux et aux projets. Ces efforts de long terme ont sans aucun doute porté leurs fruits. La Commission annonce en effet sur son site internet que 65 % des recommandations formulées en 2022 ont été entièrement ou partiellement prises en compte en 2023. Mais malgré ces évolutions,
les violations les plus graves échappent à des sanctions effectives.
Une innovation pernicieuse
L’idée de s’intéresser aux financements accordés par l’UE s’impose à l’occasion de la négociation du cadre financier pluriannuel 2021-2027 et du plan de relance européen Next Generation EU pour sortir de la crise sanitaire. La Commission est invitée à présenter des mesures afin de protéger le budget
de l’UE et le plan Next Generation EU contre les fraudes et les irrégularités. Après négociations et tentatives de blocage de la part de la Hongrie et de la Pologne (1), le règlement 2020/2092 du 16 décembre 2020 crée un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union.
Cette dernière peut suspendre des paiements ou des corrections financières d’un état en cas de violations de l’état de droit qui affecteraient directement les intérêts financiers de l’Union. L’initiative appartient à la Commission qui propose au Conseil les mesures appropriées qu’il décide in fine à
la majorité qualifiée. Un seul exemple existe à ce jour à l’égard de la Hongrie : le 15 décembre
2022, le Conseil a suspendu 6,3 milliards d’euros de fonds de la politique de cohésion de l’UE. Politiquement, le principe a déchiré l’Europe. Les pressions de la Hongrie instrumentalisant le conflit en
Ukraine, les hésitations de la Commission européenne, les menaces de censure ou de recours en carence du Parlement européen, les frilosités de certains États fondateurs ont fait de ce mécanisme une innovation pernicieuse. En outre, la question des droits des destinataires finaux et des bénéficiaires des fonds de l’UE se pose. Si l’État concerné doit continuer à effectuer ces paiements, la crise économique n’épargne personne et le risque subsiste d’affecter les citoyens.
Il est bien trop tôt pour apprécier l’efficacité de la « conditionnalité de l’État de droit ». Il conviendra d’ailleurs de l’appréhender avec la globalité des outils, car la situation en Hongrie n’évolue pas favorablement malgré quelques réformes du pouvoir judiciaire. La Commission européenne, en outre, semble hésitante, attisant le mécontentement du Parlement. La décision de dégeler 10 milliards d’euros au profit de la Hongrie l’a conduite à une action en annulation de la CJUE, le 25 mars 2024 (CJUE, aff. n° C-225/24), aux
motifs d’erreur manifeste d’appréciation, de violation de l’obligation de motivation et de détournement de pouvoir. Le rôle de la Commission en matière d’évaluation de l’état de droit est donc sur la sellette en raison des pressions politiques subies.
De nouvelles complexités sont à venir, alors même que les valeurs européennes, communes au Conseil de l’Europe, sont constitutionnalisées dans le traité de Lisbonne à l’article 2 du TUE, sont une condition d’adhésion à l’UE, un engagement irréversible et devraient à ces titres bénéficier d’une protection maximale. Mais comme on l’a dit, seule une révision de textes pourra apporter des réponses.
(1) Pour le détail de la procédure, voir le train législatif complet : https://www.europarl.europa.eu/legislative-train/theme-new-boost-for-jobs-growth-and-investment/file-mff-protection-of-eu-budget-in-case-of-rule-of-lawdeficiencies.