Antoine ARJAKOVSKY
Codirecteur du département Politique et religions du Collège des Bernardins
Depuis mai 2017, le Collège des Bernardins décline à travers des séminaires mensuels un recherche intitulée « Passé et Avenir de la civilisation européenne », un ambitieux projet qui vient de donner lieu à la publication d’un ouvrage dense et ambitieux. Ce livre Retrouver le goût de l’aventure européenne offre à la fois une profondeur de vues nécessaire en cette période d’incertitudes et énonce des propositions concrètes(1).
La recherche « Passé et avenir de la civilisation européenne » a été initiée en 2017 par le Collège des Bernardins en partenariat avec Confrontations Europe, la Fédération des universités catholiques en Europe, la Fondation Robert Schuman, l’Institut Jacques Delors, la Maison de l’Europe, l’Université du Luxembourg, les Semaines sociales de France et Ouest France, La Croix et Gazeta Wyborcza. Elle s’est traduite par la tenue de séminaires mensuels aux Bernardins, par des participations à des rencontres et colloques dans plusieurs pays européens et par des coopérations nouées avec plusieurs institutions européennes. Elle s’est donnée comme double objectif, d’une part de redéfinir le cœur de l’identité européenne, à savoir son humanisme personnaliste et son désir de construire la paix, et d’autre part de proposer des voies de mise en œuvre du projet européen au niveau de l’Union européenne (UE) mais aussi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Cette recherche donnera lieu à un colloque le Collège des Bernardins le mercredi 15 mai avec des débats sur l’avenir de la civilisation européenne de 10 h 30 à 18 heures et une comédie musicale sur l’Europe « Voci, Voices, Stimmen » de 18 heures à 19 heures(2). Il s’inscrit aussi dans la perspective du double enjeu en 2019 des élections européennes et de la présidence française en juin-novembre 2019 du Comité des ministres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Il est important en effet de penser les articulations possibles entre l’Europe politique et le projet de civilisation européenne qui s’étend « de l’Atlantique à l’Oural ».
Sur les dix propositions formulées dans l’ouvrage de synthèse de cette recherche Retrouver le goût de l’aventure européenne. Dix propositions pour un avenir personnaliste de la civilisation européenne, une seule proposition, pour le moment, a été retenue par les députés européens. Le 26 mars dernier, le Parlement européen a adopté en effet une directive sur le droit d’auteur déterminante pour l’avenir de la création culturelle européenne. Comme l’a écrit Jean-Noël Tronc, directeur de la SACEM, cette directive crée des droits nouveaux pour les médias, les auteurs, les artistes ; elle définit des conditions plus transparentes pour les relations avec les grandes plateformes Internet, en leur demandant notamment de payer les contenus qu’elles aspirent sur les sites de la presse. Mais elle établit aussi une exception en faveur des start-up européennes, d’une durée de trois ans, pour favoriser leur développement et clarifie le statut des internautes qui partagent des contenus.
Pour une économie « post-néolibérale »
Cette résolution témoigne d’un changement profond des mentalités, non seulement la prise de conscience par les Européens qu’ils doivent défendre leurs créateurs mais aussi le signe qu’une nouvelle forme d’économie est en train d’émerger. Comme l’a expliqué récemment Sébastien Soriano, président de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes et chercheur au Collège des Bernardins, les élites européennes comprennent de plus en plus qu’elles doivent sortir de la confrontation mortifère entre le modèle californien du capitalisme fondé sur la seule force du marché et le modèle chinois du capitalisme d’État. Le modèle de la nouvelle économie doit combiner la nécessaire compétition des marchés, la force de régulation de l’État, mais aussi la puissance de solidarité inhérente aux biens communs. Pour parvenir à mettre en place cette économie « post-néolibérale » il convient en premier lieu d’instaurer une agence européenne de régulation qui serait capable de démanteler les GAFA (Google, Amazon, Apple, Facebook). C’est l’un des objectifs d’Elizabeth Warren candidate à la Maison blanche. La sénatrice démocrate veut interdire aux sociétés qui génèrent plus de 25 milliards de dollars par an d’utiliser leurs plateformes pour y vendre leurs produits. Cela signifie qu’un géant comme Amazon ne pourrait plus proposer de produits Amazon Basics sur sa Marketplace ou que Google ne pourrait plus faire figurer son enceinte Home, ses lunettes Glass et ses autres produits dans Google Search. Comme nous l’écrivions en 2017(3), pour développer un humanisme numérique, il ne s’agit pas seulement de démanteler les GAFA, il convient aussi d’inventer une nouvelle épistémologie personnaliste (avec de nouvelles universités qui feraient jaillir cette nouvelle connaissance holiste et complexe) et en particulier un nouveau droit civil et international. Celui-ci devra être à la fois plus souple que le droit positif moderne (qui a perdu le génie médiéval, très présent en particulier chez saint Thomas d’Aquin, des différents modes possibles de la propriété) et plus centré sur la personne (auteurs, créateurs, enfants ou personnes vulnérables). C’est du reste une évolution de la science juridique qui se produit dans d’autres domaines.
Cette vision personnaliste de la civilisation européenne se trouve au cœur des autres propositions du livre « Retrouver le goût de l’aventure européenne ». En effet la réconciliation entre les différentes nations européennes ne pourra être réalisée que si se constitue une conscience historique commune. Les citoyens européens en effet disposent d’une identité dynamique et plurielle qui ne peut s’accomplir que dans la confrontation des points de vue. C’est pourquoi nous soutenons l’enseignement de l’histoire de l’Europe dès l’école primaire partout en Europe à côté de l’enseignement de l’histoire nationale selon la méthode des regards croisés. Il est clair également qu’il ne sera possible de relancer l’Europe que par une conception dynamique de la culture. La culture a bien évidemment une dimension nationale qu’il s’agit de chérir et de protéger. Mais du fait de son origine profondément personnelle et ouverte à la transcendance, la culture a aussi une dimension internationale. Il est donc urgent d’apprendre aux Européens à distinguer les différents niveaux de conscience que signifient les noms de Vivaldi, Tchaïkovski, Boulez et Parth. On évitera ainsi l’affligeante récupération par les instances officielles d’une seule définition, le plus souvent postmoderne, de la culture. On permettra à l’inverse un soutien institutionnel à des structures européennes telles qu’Europa Nostra ou la Fondation européenne pour la culture dans leurs projets de formation ou de dialogues interculturels. De même comme l’a rappelé à notre séminaire l’économiste éminent Michel Aglietta(4) la transition énergétique ne sera possible que si les démocraties représentatives européennes se dotent de mécanismes capables d’intégrer les désirs croissants des populations européennes de participer au bien commun. Ceci implique en particulier que la notion de prix soit redéfinie en n’incluant pas seulement l’équilibre entre l’offre et la demande mais intègre également les biens communs qui profitent à un moment ou un autre à tous les acteurs, à commencer bien entendu par la qualité de l’eau, de l’air et des produits alimentaires. Ce modèle européen de l’économie sociale et environnementale de marché est défendu aussi avec vigueur par Marcel Grignard et Olivier Favereau. Alexis Merville, président de la Fondation Hippocrène, défend une approche similaire à propos de l’avenir de l’euro : la monnaie européenne n’a de sens que s’il existe un projet civilisationnel capable d’entraîner les énergies créatrices des citoyens européens.
La construction d’un espace de paix en est un autre tout à fait compatible avec le précédent. Mais ici il ne s’agit pas seulement de développer une souveraineté militaire de l’Union européenne (par la création d’une force européenne d’intervention, avec un budget commun capable notamment de lutter efficacement contre la propagande hostile à l’UE, et un centre de commandement unifié), il convient également de consolider le soft power européen en créant un commissariat à la paix. En effet ici encore la société civile, première victime des nouveaux conflits (la majorité des 13 000 Ukrainiens décédés dans le Donbass sont des civils), doit être soutenue vigoureusement dans ses efforts de construction de la paix (avant, pendant et après les conflits. Il est indispensable également de proposer une politique globale de gestion des migrants qui intègre un volet d’accueil et ¬d’hospitalité, inséparable de la Charte européenne des droits de l’homme, des mesures de contrôle des frontières et une nouvelle politique de développement.
1. Dispenser un enseignement de l’histoire européenne dès l’école primaire partout en Europe.
2. Créer des universités européennes fondées sur un enseignement transdisciplinaire.
3. Inventer un nouveau personnalisme législatif.
4. Promouvoir un droit personnaliste dans les médias.
5. Approfondir le modèle européen de l’économie sociale de marché en s’appuyant sur une redéfinition des entreprises.
6. Définir les niveaux de conscience pour mettre en œuvre une politique culturelle européenne.
7. Développer un humanisme digital capable de protéger les personnes.
8. Bâtir une politique européenne de construction de la paix et de souveraineté partagée.
9. Établir une politique migratoire associant l’exigence de coopération avec celle d’hospitalité.
10. Imaginer une politique énergétique écologique reposant sur un pacte social européen.
1) Livre téléchargeable au lien : https://media.collegedesbernardins.fr/content/pdf/Recherche/Bernardins_livre_Europe_web%20def.pdf
2) https://www.collegedesbernardins.fr/content/quel-avenir-pour-la-civilisation-europeenne
3) http://latribunedessemaines.fr/la-capitale-europeenne-de-la-culture-est-elle-a-la-silicon-valley/#more-2365
4) Lire son article dans la Revue en pages 16 et 17.