Par Lucas Chevalier, Directeur des projets internationaux CLEMI-Réseau Canopé, Initiateur des #ErasmusDays
Par-delà le leadership réglementaire européen, une politique coordonnée d’éducation aux médias et à l’information fait défaut en Europe.
En 2024, année où la moitié de la population mondiale a été engagée dans des élections, la lutte contre la désinformation est passée en haut de l’agenda politique. Lors des sommets du G7, dans les travaux de l’OCDE sur la gouvernance publique face à la désinformation, dans les récentes déclarations
de l’ONU et du Pacte pour l’avenir (1)… l’urgence d’une citoyenneté numérique éclairée et d’une éducation aux médias et à l’information (EMI) généralisée a été convoquée. Désormais, on parle d’intégrité et de résilience informationnelles grâce aux compétences en EMI et au développement de l’esprit critique : une information de qualité, sourcée et comprise par chacune et chacun, apparaît en effet comme la meilleure garantie des systèmes démocratiques et des équilibres économiques. De fait, la « guerre
cognitive » est devenue un théâtre d’opérations de basse et de haute intensités où les états s’affrontent quotidiennement, où les plateformes mondiales agissent sans retenue. Dans le village global annoncé par McLuhan dès 1967, la croyance le dispute aujourd’hui aux faits ! Le retour à l’obscurantisme est numérique et certains experts craignent la fin prochaine de l’information…
L’espoir repose paradoxalement sur le citoyen, à la fois la cible, la source et le remède au mal informationnel contemporain.
2025, année zéro et année européenne de l’éducation à la citoyenneté numérique
À la fin 2024, l’Union européenne peut se montrer satisfaite. Son action continue en matière de régulation fait autorité pour les 27 et donne un exemple de concertation au-delà de ses frontières : la directive sur les services de médias audiovisuels (SMA), le règlement sur les services numériques (DSA)
et le règlement européen sur la liberté des médias (EMFA) ont démontré qu’il était possible de se donner un cadre juridique européen de l’audiovisuel et de fixer des obligations de transparence et de responsabilité aux grandes plateformes, américaines et chinoises pour l’essentiel. L’EMFA a institué le 11 avril 2024 un Comité européen pour les services de médias, chargé notamment de l’« échange des expériences et des bonnes pratiques en matière d’éducation aux médias, y compris pour encourager
l’élaboration et l’utilisation de mesures et d’outils efficaces pour renforcer l’éducation aux médias ». À défaut d’un modèle vertueux (désinformation = profits), la Commission européenne réunit des experts pour promouvoir de bonnes pratiques (2). En 2025, « Année européenne de l’éducation à la citoyenneté numérique » décidée par le Conseil de l’Europe, de premiers rapports diront dans quelle mesure la réglementation a été suivie et orienteront, on peut l’espérer, les mesures contraignantes (prévues) à appliquer. Les régulateurs nationaux veillent : en France, l’ARCOM a intégré le groupe de travail EMI de la plateforme européenne des autorités de régulation.
“Pour autant, la lutte contre la désinformation en Europe semble progresser moins vite que le phénomène (…). Comment l’Union européenne peut-elle garantir sécurité et résilience informationnelles à ses 450 millions de citoyens ?”
Pour autant, la lutte contre la désinformation en Europe semble progresser moins vite que le phénomène, et les initiatives locales sont peu de chose. Comment l’Union européenne peut-elle garantir sécurité et résilience informationnelles à ses 450 millions de citoyens ? Trois leviers sont à la disposition des États membres : la régulation des plateformes ; la cybersécurité grâce à la coopération
entre ses services ; l’éducation et la coopération en matière de citoyenneté numérique et d’éducation aux médias. Sur ce dernier domaine d’intervention, l’EMI revêt des réalités bien diverses en Europe : si la Finlande et les pays baltes ont une expérience ancienne du fait de la récurrence des ingérences
russes, les autres pays européens se sont engagés récemment. Ils sont partagés entre des approches « media literacy » et « digital literacy », entre des actions conduites par des journalistes et/ou par des enseignants, et à des échelles très variables.
L’éducation aux médias en France, une expertise recherchée
Depuis plus de quarante ans, la France dispose d’un service unique en Europe pour déployer dans le système éducatif un enseignement en EMI. Le Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (CLEMI) a été fondé en 1983 par Jacques Gonnet, enseignant et chercheur, pour que
chaque cours donné soit un « atelier démocratique » qui associe les journalistes et les parents
d’élèves. Cette mission d’intérêt général, portée par le ministère de l’Éducation nationale et l’opérateur
CLEMI-Réseau Canopé, s’est étoffée depuis la circulaire du 24 janvier 2022 pour la généralisation de l’EMI en France. Ce modèle, souvent étudié dans le monde, permet de former près de 15 000 enseignants par an… C’est beaucoup, mais c’est trop peu pour bénéficier aux 850 000 enseignants français dont les appétences numériques et les compétences médiatiques sont inégales. Le CLEMI produit aussi des ressources pédagogiques de référence, en libre accès, et conduit des actions éducatives, dont la plus importante menée en France, « la Semaine de la presse et des médias3 » qui mobilise plus de 270 000 enseignants et 4,7 millions d’élèves chaque année. Comme le rappelle
régulièrement son directeur, Serge Barbet, le CLEMI est un petit service mais un grand réseau de professeurs. Avec 25 personnels, il fait face à des défis pédagogiques, technologiques et sociétaux de plus en plus conséquents, à la croisée de différentes compétences ministérielles (Enseignement
supérieur, Santé, Cohésion sociale, Affaires étrangères, Défense…). Son activité est fortement
sollicitée à l’international : coopérations avec l’Unesco et la récente Global MIL Week4 (24-31 octobre) ; plaidoyer et formation de formateurs avec les postes diplomatiques en Europe, aux États-Unis, au Brésil et pour Canal France International au Cameroun et en Côte d’Ivoire. À l’occasion du récent XIXe Sommet de la Francophonie, un Réseau francophone d’éducation aux médias et à l’information
(REFEMI) a été constitué en consortium avec des opérateurs de Belgique, du Cameroun, de Côte d’Ivoire, de France, du Québec, du Sénégal, de Suisse. À l’échelle européenne, le projet « De Facto », coordonné par l’AFP, rassemble enseignants, chercheurs et fact-checkers au sein du hub européen EDMO, financé par la DG Connect.
L’éducation aux médias en Europe, comment accélérer ?
L’Union européenne n’a pas de compétence partagée en matière d’éducation, mais les 27 peuvent faire beaucoup : le succès d’Erasmus + en est la preuve avec la construction d’une citoyenneté européenne active, fondée sur l’investissement des enseignants dans des projets innovants. Ses budgets 2021-
2027 ont été doublés grâce au plaidoyer français réalisé en 2017 pour les 30 ans du programme avec le soutien de Jean Arthuis (alors Président de la Commission des budgets du Parlement européen) et du Président Emmanuel Macron au Conseil. Le reflet de cette vitalité des projets coopératifs éducatifs
et de la nécessité d’une communication coordonnée à grande échelle en Europe s’est retrouvé dans l’édition 2024 des #ErasmusDays qui a produit 10 112 événements organisés dans plus de 50 pays ! L’éducation aux médias et à l’information doit devenir une priorité thématique et une politique mieux
partagée grâce à l’action coordonnée de la Commission européenne et des gouvernements des 27. Voici cinq propositions pour monter rapidement en puissance à la veille de 2025, « Année européenne de l’éducation à la citoyenneté numérique » :
- Généralisation de l’EMI en Europe au sein des curricula scolaires, dans la formation tout au long de la vie (450 millions d’Européens), dans la formation initiale et continue des enseignants et des journalistes ;
- Intensification des coopérations européennes en EMI (Erasmus +, Europe Créative Média…) et reconnaissance de l’engagement des enseignants dans les projets européens (décharge horaire et/ou gratification) ;
- Adoption de trois référentiels européens de compétences EMI (élève, enseignant, formateur) pour harmoniser et professionnaliser les formations en Europe, et pour mesurer l’impact des investissements communautaires et nationaux ;
- Reversement des sanctions financières appliquées aux plateformes pour non-respect de la réglementation européenne (DSA, SMA, EMFA) aux projets de coopération et aux opérateurs nationaux en EMI ;
- Valorisation des projets en EMI à l’échelle européenne à l’instar des #ErasmusDays (seulement 12 événements recensés lors de la dernière « Semaine européenne de l’éducation aux médias et à l’information » en 2022).
C’est grâce à ces propositions et à d’autres, notamment celles des « États généraux de l’information » qui viennent de rendre leurs conclusions5 dans une indifférence quasi générale en France, que les 27 pourront lutter contre la désinformation et le risque d’une dissolution du projet de citoyenneté commune en Europe.
(1) sotf-pact_for_the_future_adopted.pdf (un.org)
(2) Raising Standards – EDMO.
(3) https://www.clemi.fr/actions-educatives/semaine-de-lapresse-et-des-medias.
(4) https://www.unesco.org/fr/media-information-literacyweek.
(5) https://etats-generaux-information.fr/la-restitution.