Yves PASCOUAU
Juriste, spécialiste de la politique migratoire de l’UE, fondateur du site www.EuropeanMigrationLaw.eu et coordinateur scientifique du projet Migrations en Questions (www.migrationsenquestions.fr)
Les questions migratoires ont alimenté au cours de la dernière Commission bien des débats. Elles ont surtout révélé les divisions entre États membres et ont été abordées sous un angle principalement sécuritaire. Sujet clivant, y compris au niveau national, ne faudrait-il pas définir les orientations stratégiques à donner à l’enjeu migratoire autrement que dans un calendrier électoral peu propice aux choix plus posés et prospectifs ?
En octobre 1999 à Tampere en Finlande, les dirigeants européens ont organisé un Conseil européen consacré à la création d’un espace de liberté, de sécurité et de justice. Destiné à mettre en œuvre les politiques nouvellement communautarisées par le traité d’Amsterdam, notamment celles relatives à l’asile et à l’immigration, les conclusions de Tampere ont institué une « pratique » quinquennale.
Ainsi, les chefs d’État et de gouvernement se sont réunis tous les cinq ans pour poser les orientations de l’action de l’UE dans les domaines de l’espace de liberté, de sécurité et de justice. Si cette pratique s’est développée sans cadre légal à Tampere (1999-2004), à La Haye (2004-2009) et à Stockholm (2009-2014), le traité de Lisbonne l’a constitutionnalisée dans l’article 68 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Ce dernier indique que « Le Conseil européen définit les orientations stratégiques de la programmation législative et opérationnelle dans l’espace de liberté, de sécurité et de justice ». C’est sur ce fondement que les « orientations stratégiques » pour la période 2014-2019 ont été adoptées.
En 20 ans, ce sont quatre programmes quinquennaux, au contenu inégal tant sur le fond que sur la forme, qui se sont succédé. C’est donc tout naturellement que l’on s’achemine vers l’adoption en juin 2019 du cinquième programme de ce type. Cette pratique ne va cependant pas sans poser de difficultés.
La première difficulté est conjoncturelle et relève du moment choisi par les chefs d’État ou de gouvernement pour l’adoption des orientations stratégiques. Elles seront adoptées à l’occasion du Conseil européen de juin 2019, c’est-à-dire juste après les élections européennes et avant la nomination d’une nouvelle Commission européenne.
Ni le Parlement européen entrant, ni la future Commission européenne n’auront participé à l’élaboration d’orientations stratégiques qui vont inévitablement avoir un impact sur le travail de ces institutions. S’il est compréhensible que le Conseil européen soit investi par le Traité de la mission de définir les orientations stratégiques – compte tenu de la sensibilité des questions couvertes par l’espace de liberté, de sécurité et de justice – il est en revanche contestable qu’il l’exerce en « cavalier seul ». La Commission et le Parlement européen disposent de pouvoir importants dans la mise en œuvre de la politique et devraient à ce titre être associés à sa définition. Et ce d’autant plus que le Conseil européen traverse aujourd’hui une crise politique profonde.
C’est la deuxième difficulté qui émerge, celle de l’adoption d’orientations stratégiques dans un contexte de profondes divisions, voire de déchirures, entre les États européens notamment sur les questions migratoires. Depuis la « crise » de 2015, les États membres ont été dans l’incapacité de prendre des décisions et actions communes au-delà du champ restreint du contrôle des frontières extérieures de l’espace Schengen et du retour des personnes en situation irrégulière. À part la logique du « contrôle », il n’y a aucune vision stratégique et rien n’indique que cette situation change d’ici à juin 2019.
Reporter l’adoption des orientations stratégiques
Que faire alors ? Une solution résiderait dans la décision de reporter l’adoption des orientations stratégiques d’une année. Plusieurs raisons militent en ce sens. Tout d’abord, la préparation des orientations stratégiques et leur adoption s’effectuent dans un contexte de campagne électorale où la surenchère politique, notamment des formations populistes et d’extrême droite, obère la nécessaire réflexion qu’impose la construction d’un espace de liberté, de sécurité et de justice en termes de libertés, de procédures et de respect des droits fondamentaux.
D’autre part, reporter l’adoption des orientations stratégiques d’une année ne prive pas le Conseil européen de son pouvoir. Ce report lui permet de définir des objectifs en concertation avec le Parlement européen et la Commission européenne. En ce faisant, le Conseil européen reconnaîtrait l’importance du rôle de l’UE et de ses institutions dans l’élaboration et la mise en œuvre de ces politiques qui demeurent une préoccupation centrale des citoyens européens.
Sur le contenu, enfin, au-delà de l’adoption d’orientations stratégiques discutées avec les autres institutions pour les cinq prochaines années, le Conseil européen pourrait innover en proposant d’établir une réflexion globale et transdisciplinaire sur les migrations vers et dans l’UE à l’horizon 2050. Il n’existe pas aujourd’hui de cadre d’analyse permettant de comprendre et d’anticiper le phénomène migratoire dans le long terme.
Cette lacune ne permet pas à l’UE et à ses États membres de bâtir une véritable politique publique de l’immigration et de l’asile à l’échelle continentale. Si l’UE ne peut prévoir, planifier et anticiper, elle sera alors condamnée à réagir avec toutes les conséquences humaines, politiques, économiques et sociales que cela entraîne.