Par Christian de Boissieu, Professeur émérite à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne) et vice-Président du Cercle des économistes
L’excellent rapport Draghi a été publié il y a quatre mois, précédé de quelques mois du non moins excellent rapport Letta. Depuis, rien, ou presque…
Pourtant, le diagnostic de départ du rapport Draghi sur le retard de l’Europe vis-à-vis des États-Unis et de la Chine, en matière d’industrialisation, d’investissements, d’innovation, de productivité… est à la fois imparable et fort inquiétant. Face aux implications du retour de Donald Trump à la Maison Blanche, face au durcissement de l’affrontement Chine/États-Unis, face aux débuts d’organisation du « Sud global », que fait l’Europe ? Rien, ou presque.
L’Europe souffre d’un manque de croissance mais aussi de gouvernance. Combien de temps faudra-il pour que la nouvelle Commission s’empare vraiment des dossiers prioritaires ? Nous découvrons, un peu tard, que le maintien de l’unanimité sur des sujets cardinaux (la fiscalité, la politique étrangère et de sécurité…) bloque toute avancée significative, et nous constatons que l’élargissement, au-delà d’un certain seuil, a pu nuire à l’approfondissement. Pour sa gouvernance et sa crédibilité, l’Europe aurait aujourd’hui besoin de l’impulsion d’un nouveau Jacques Delors. On a du mal à le deviner parmi le nouveau collège des Commissaires européens ou dans d’autres instances de l’UE (je ne parle pas ici de la BCE, dont la gouvernance actuelle ne pose pas de problème).
Je crains donc aujourd’hui que le rapport Draghi reste pour l’essentiel dans les tiroirs de la bureaucratie européenne. Car il y a toujours un sujet plus important à traiter à court terme : la guerre en Ukraine, qui retient légitimement notre attention et nos inquiétudes ; mais aussi des questions plus clivantes comme le traité de libre-échange avec le Mercosur ou les politiques énergétiques et l’indispensable transition écologique. Le couple franco-allemand fonctionne mal depuis quelque temps. Les élections allemandes de février prochain vont-elles ou non améliorer les choses, mais aussi quid des conséquences de l’instabilité politique en France ?
Les pays de l’Europe du Sud revendiquent à juste titre plus de place dans la gouvernance européenne, tout comme des pays-membres comme les Pays-Bas, la Finlande ou l’Autriche qui contestent le rôle encore excessif à leurs yeux du couple franco-allemand. Expliquer les faiblesses de l’Europe actuelle par la multiplication des échéances électorales traduit une drôle de conception de la démocratie. Au lieu de passivité et d’enfoncement dans les contre-performances économiques, la montée des populismes en Europe, comme ailleurs, appellerait l’inverse, à savoir, de l’innovation, des projets, des avancées significatives entre les pays-membres qui le peuvent et qui le veulent, également un meilleur dosage entre coopération et concurrence à l’intérieur du marché unique.
Pour éviter que le rapport Draghi ne meure faute d’avoir été mis en œuvre, plusieurs recommandations directement inspirées de ce rapport doivent être appliquées rapidement. Il s’agit de faire adopter par les instances compétentes une initiative européenne de croissance, une nouvelle politique de la concurrence et les premières étapes de l’Union des marchés de capitaux.
Pour la croissance, il faut refaire, mais cette fois-ci réussir, l’agenda de Lisbonne, décidé en 2000 pour la période 2000-2010, qui mettait au cœur de la stratégie économique de l’UE l’intensification des efforts d’innovation et de R&D ainsi que la formation et l’attraction des talents. L’Europe ne peut pas se contenter d’une croissance potentielle et d’une croissance effective proches de 1% par an, alors que les États-Unis caracolent à 3%. L’attelage de Trump et des géants américains de la tech pourrait creuser encore plus les écarts de croissance et de productivité. Donc, la passivité et les désaccords intra-européens ne sont pas en l’espèce une option.
Il serait politiquement malhabile de lancer à cet effet un deuxième emprunt mutualisé au niveau communautaire, alors que le premier emprunt de 2020 (750 milliards d’euros) n’a été jusqu’à présent déboursé qu’à concurrence de 50%. Mais l’initiative européenne de croissance devrait combiner des initiatives nationales ainsi que le renforcement de l’intervention d’institutions communautaires, tout spécialement de la BEI. Il existe une abondance d’épargne des ménages en Europe. Au moyen d’innovations financières, de la politique fiscale…il faut attirer une part croissante de cette épargne pour financer, non seulement la transition écologique, mais aussi l’innovation et la R&D, l’enseignement supérieur…
Un autre axe important du rapport Draghi sur lequel des initiatives communautaires pourraient et devraient être prises rapidement concerne la politique de la concurrence. Au nom de la protection des consommateurs, Bruxelles depuis trente ans s’oppose à des fusions-acquisitions dans le marché unique, alors que les Américains, les Chinois, les Japonais …ont moins de scrupules pour constituer chez eux de grandes entreprises profitant des effets d’échelle. Ce qui est en jeu dans cette affaire, c’est la compétitivité des entreprises européennes au plan mondial. Parce qu’une meilleure compétitivité des firmes peut aider à la protection de leurs consommateurs, il est indispensable de faire évoluer, sans délai, la politique européenne de la concurrence dans le sens indiqué. Et cela peut se faire sans changer les traités, opération lourde et politiquement risquée; il suffit de faire évoluer de manière pragmatique la politique et la jurisprudence des autorités compétentes en la matière.
Last but not least, une autre recommandation forte du rapport Draghi vise à mettre en place concrètement l’Union des marchés de capitaux dans l’UE, qui avait été lancée dès le plan d’action de 2015. Les enjeux sont de taille, bien au-delà des aspects proprement financiers, puisqu’ils touchent à la croissance des entreprises, y compris des PME, et à leur compétitivité dans la concurrence mondiale. Quelques mesures concrètes favorables à la convergence du droit des sociétés, très divers d’un pays-membre à l’autre, sont annoncées ; il faut accélérer la cadence sur ce sujet, beaucoup moins controversé et conflictuel que beaucoup d’autres…
Au moment où les défis mis en lumière par le rapport Draghi vont être accentués par le retour de Donal Trump, par le renforcement des contraintes financières et l’obligation, pour la France mais pas pour elle seule, de réduire les déficits et la dette publique, au moment où des tendances nationalistes voire séparatistes fragilisent les ambitions européennes, il serait irresponsable et gravement dommageable de remiser ce rapport dans l’espace des belles idées jamais vraiment concrétisées. Il faut, malgré les vents contraires (ou plutôt à cause d’eux !) et malgré l’emprise du très court terme, que la nouvelle gouvernance européenne, y compris bien sûr le Parlement, mette très vite en œuvre plusieurs des recommandations centrales du rapport.