L’Union européenne est-elle en route vers une « transition juste » ?

Dans cet article pour Confrontations Europe, Amandine Crespy, Professeure à l’Université libre de
Bruxelles et chercheuse au Centre d’études de la vie politique (Cevipol) et à l’Institut d’Etudes
Européennes, revient sur les capacités des politiques mises en œuvre dans le cadre du Pacte Vert
européen à assurer une transition environnementale socialement juste.

Avec le Pacte vert européen, lancé en décembre 2019, l’Union européenne s’est dotée d’un
agenda visant à mettre en œuvre la décarbonation de son économie et ainsi se profiler comme le
leader mondial de la lutte contre le réchauffement climatique. La « Loi Climat », adoptée en juin
2021 par le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen, symbolise l’ambition
européenne visant à atteindre la neutralité carbone en 2050, avec un objectif intermédiaire de
réduction des émissions de gaz à effet de serre de 55% (en comparaison avec le niveau de 1990) en 2030.

Pour atteindre cet objectif proche, un paquet de mesures réglementaires connu sous le nom
de « fit for 55 » doit permettre, de manière transversale, de transformer toutes les politiques
européennes à l’aune de cette ambition, depuis la production d’énergie et la mobilité jusqu’au
logement ou l’agriculture. En parallèle, les institutions européennes, la Commission européenne en
particulier, ont embrassé l’idée selon laquelle la transition vers une économie propre doit être
socialement juste. Frans Timmermans, le social-démocrate néerlandais et Vice-Président de la
Commission européenne en charge du Pacte vert européen (European Green Deal), a maintes fois
clamé que la transition ne devrait « laisser personne sur le bord de la route » (leave no one behind).

Dans quelle mesure les mesures adoptées au niveau européen reflètent-elles un agenda de «
transition juste » visant à intégrer objectifs de protection de l’environnement et de justice sociale ?
Assiste-t-on à l’émergence d’un Etat éco-social (ou socio-écologique) multiniveaux, sous l’impulsion
de l’Union européenne ? Au-delà des ambitions affichées, de nombreux éléments permettent d’en
douter.

1/ Des moyens insuffisants

Contrairement au versant environnemental stricto sensu de la transition, l’Union européenne ne
dispose pas d’instruments réglementaires forts en matière sociale. Elle ne peut donc pas contraindre
juridiquement les Etats-membres à refonder leur système de protection sociale pour intégrer les
coûts sociaux liées non seulement à la dégradation de l’environnement en tant que telle, mais aussi
ceux liés aux politiques injustes (sur le plan social et fiscal) des politiques de lutte contre le
changement climatique. Outre le pouvoir de persuasion et de nouvelles normes en matière de
conditions de travail (entendu au sens large), sa force de frappe réside donc dans l’incitation
financière dirigée vers les Etats ayant le moins de ressources budgétaires au Sud et à l’Est du
continent à amorcer la transition verte d’une manière qui ne viendrait pas exacerber les inégalités
sociales existantes.

Ainsi, trois fonds ont vu le jour entre 2020 et 2023. Un fonds pour la modernisation visant à soutenir
dix pays d’Europe centrale et orientale à transformer leur système énergétique ; un fonds pour la
transition juste bénéficiant aux régions (entreprises et travailleurs) devant opérer une reconversion
économique importante depuis des secteurs dépendants du carbone, typiquement les régions
minières ; un fonds social pour le climat fournissant une aide financière aux gouvernements pour la
compensation financière et l’investissement ciblant les ménages vulnérables, les micro-entreprises et
les usagers des transports les plus concernés par la pauvreté énergétique et les problèmes de
mobilité.

S’ils ont le mérite d’exister, ces instruments s’avèrent nettement insuffisant au moins à trois égards.
Premièrement, les sommes dédiées ne sont pas à la hauteur des enjeux. Le fonds social pour le
climat est par exemple doté de 86,7 milliards d’euros pour 27 pays sur plusieurs années. A titre de
comparaison, le Parlement allemand a adopté, en octobre 2022, un plan de 200 milliards d’euros
de soutien aux entreprises et aux ménages pour atténuer l’impact de la flambée des prix de
l’énergie (voir aussi European Court of Auditors, 2020). Deuxièmement, ces fonds ne constituent pas
une approche nouvelle ou globale des problèmes sociaux mais une double approche déjà ancrée
dans la gouvernance européenne reposant sur l’investissement social, d’une part, et la
compensation ciblée des groupes les plus vulnérables, de l’autre (Sabato & Fronttedu, 2020 ;
Crespy & Munta, 2023). Troisièmement, la mise en œuvre dépendra, comme toujours, de l’efficacité
et des priorités politiques de chaque Etat.

La « transition juste » en Europe ne peut se décréter de manière descendante mais se doit de
convaincre, emmener et aider chaque pays en dosant savamment changement culturel, pouvoir de
contrainte et incitant financier. Au demeurant, un point aveugle crucial de l’agenda européen reste
la question fiscale. On voit mal comment générer suffisamment de ressources à la fois au niveau
européen et national sans changer fondamentalement les équilibres de répartition des richesses, et
donc réorganiser les systèmes fiscaux afin de rediriger une partie des ressources du capital vers la
transition juste.

2/ Croissance verte et illusion technologiste

C’est là que le bât blesse. Les débats et compromis politiques qui façonnent la politique
européenne donnent à voir une vision en réalité bien distincte de ce qu’il faut entendre par «
transition juste »

Lors de la présentation du Pacte vert européen devant le Parlement européen en décembre 2022,
la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen avait ainsi déclaré : “The European
Green Deal is our new growth strategy. It will help us cut emissions while creating jobs.” (European
Commission, 2019). Plutôt que sur un idéal de justice environnementale et sociale, le consensus
européen est fondé sur la croissance verte, c’est-à-dire l’idée selon laquelle on pourrait découpler
croissance économique et émissions de gaz à effet de serre.

La condition de possibilité politique de l’agenda pour la transition verte de l’Union européenne est le
soutien par une large majorité social-démocrate-libérale-conservatrice. Or les responsables
politiques au sein de ces courants adhèrent à la croyance selon laquelle l’innovation permettra aux
Européens de combattre le réchauffement climatique. Or cette idée est contestée par les
scientifiques car il n’existe aucune preuve tangible de la possibilité de découpler croissance du PIB
et émissions de CO² (Parrique, 2021). L’inclusion d’une conditionnalité obligatoire concernant le
digital dans le Plan de résilience et de relance (20% au moins des ressources du fonds doivent être
consacrées à la digitalisation de l’économie) illustre bien cette illusion technologiste car rien ne
prouve qu’une économie plus digitale soit intrinsèquement plus verte.

Issue des milieux syndicaux américains des années 1970 et 1980s, la notion de transition juste a
ensuite été élargie et élaborée par des think tanks et réseaux militants, et promue par notamment
l’Organisation internationale du travail, puis les Nations Unies. La vision ainsi développée est fondée
sur une double ambition de justice distributive et procédurale (Holemans & Volodchenko, 2022).
C’est-à-dire que la transition écologique doit non seulement viser un rééquilibrage de la répartition
des opportunités et des coûts économiques qui y sont associés, mais elle doit également permettre
une prise de décision plus inclusive et démocratique, en premier lieu vis-à-vis des groupes les plus
affectés par le changement climatique (citoyens du « Sud » et des catégories socioprofessionnelles défavorisées). Une véritable transition juste constitue une vision politique globale,
intégrée, selon laquelle la lutte contre les inégalités sociales est une co-condition de la transition
écologique. Loin de s’en remettre à la technologie et aux acteurs du marché, naturellement
orientées vers les activités générant du profit, la transition juste implique la démarchandisation
d’une partie au moins de la vie économique et sociale, par exemple au travers de la création de
biens communs (énergie, transport, eau et airs propres) et une centralité retrouvée des services
publics universels.

3/ A la recherche d’un état éco-social multiniveaux

Tant sur le plan de la philosophie que des moyens d’action, l’Union européenne promeut aujourd’hui
un modèle profondément différent de la transition juste. Le Pacte vert européen vise à stimuler la
croissance économique par des innovations permettant de continuer à produire et consommer
autant (voire davantage). La décarbonation est laissée dans une large mesure à des mécanismes de
marché, en particulier le marché européen des émissions de CO² qui viendra inévitablement
accentuer les inégalités sociales. Les discours politiques consistent souvent à « responsabiliser »
(voire « culpabiliser ») les individus que l’on somme d’être plus vertueux. Or la masse des moins
favorisés est enfermée financièrement et culturellement dans un mode de vie impliquant la
dégradation de leur santé et de l’environnement.

Loin de proposer un nouveau paradigme d’Etat éco-social multiniveaux (Laurent, 2021), le
volontarisme affiché dissimule mal une vision étroite du rôle des autorités publiques. Dans un
contexte marqué par le manque chronique de ressources fiscales (d’austérité permanente), le
gouvernement multiniveaux de l’Europe n’a pas encore réussi à intégrer politique économique de
décarbonation et politique sociale de lutte contre les inégalités. Les deux évoluent en parallèle,
générant des dilemmes et contradictions qui entraînent d’ores et déjà contestation, résistance et
instabilité politique, comme on l’a vu avec les gilets jaunes en France ou la percée électorale d’un
mouvement agrarien d’extrême droite aux Pays-Bas.

Au final, la politique de transition juste qui accompagne le Pacte vert européen n’apporte pas de
solution tangible à trois problèmes cruciaux du point de vue de la transition juste : a) les émissions
de CO² sont principalement le fait des plus riches tandis que les risques environnementaux (liés à la
dégradation de la santé, de l’alimentation, de l’air, la pauvreté énergétique et en matière de
mobilité, etc.) sont supportés principalement par les plus pauvres ; b) la question de la place du
travail dans une économie générant peu ou pas de croissance ; c) la répartition inégale des coûts
fiscaux de la transition juste combinée au manque patent de ressources pour investir dans des biens
et services indispensables pour opérer la transition mais qui ne génèrent pas de profit.

Conclusion

Alors que l’Europe brule et se noie désormais tous les étés, le tournant culturel et politique de la
transition juste n’a pas encore eu lieu. Une large majorité de dirigeants comme de citoyens pense
que la transition pourra être négociée sans changement fondamental de notre mode de vie, dès lors
que les moyens technologiques d’une bascule énergétique sont déployés efficacement, via des
investissements et des instruments de compensation sociale en direction des plus défavorisés.
Chronique d’une défaite annoncée, la « croissance verte », selon toute vraisemblance, ne permettra
pas d’atteindre les objectifs de neutralité carbone fixés pour 2030 et 2050.

Pour mettre en œuvre une transition juste, il faut avant tout imaginer un nouveau « European way of
life ».


Références

Crespy, A., & Munta, M. (2023). Lost in transition? Social justice and the politics of the EU green
transition. Transfer: European Review of Labour and Research, 0(0).
https://doi.org/10.1177/10242589231173072

European Commission (2019) Speech by President von der Leyen in the Plenary of the European
Parliament at the debate on the European Green Deal, 11 décembre
2019,https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/de/speech_19_6751

European Court of Auditors (2020) Tracking climate spending in the EU budget,
www.eca.europa.eu/en/Pages/DocItem.aspx?did=54194.

Holemans D and Volodchenko E (2022) Different perspectives on a just transition: From decent jobs
in a greener society to a good life for all within planetary boundaries. In: Holemans D (ed.) A
European Just Transition for a Better World. Brussels: Green European Foundation, pp. 27–56

Laurent E (2021a) From welfare to farewell: The European social-ecological state beyond economic
growth. ETUI Working Paper. 2004.1. Brussels: ETUI.

Parrique, T. (2021) From Green Growth to Degrowth, Global Policy, 1st April 2021,
https://www.globalpolicyjournal.com/articles/climate-change-energy-and-sustainability/green-growth-degrowth

Sabato S. et Fronteddu B. (2020) A socially just transition through the European Green Deal?
Working Paper 2020.08. Bruxelles: ETUI

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