Décarbonation des bâtiments à l’horizon 2050 : passer des objectifs aux actes

A l’heure où la Directive sur la performance énergétique des bâtiments est en cours de révision et fait l’objet de nombreuses tensions, Andreas Rüdinger, Coordinateur du pôle « Transition énergétique France » à l’Iddri, revient dans un entretien accordé à Confrontations Europe sur les enjeux et blocages entourant la décarbonation des bâtiments au sein de l’Union européenne et met en évidence les moyens de les surmonter.

J.C. : La rénovation énergétique des bâtiments  répond à plusieurs objectifs fondamentaux poursuivis par l’Union européenne : la décarbonation de l’économie européenne à l’horizon 2050 ; la construction d’une autonomie stratégique européenne ; la lutte contre la précarité énergétique. Pouvez-vous nous expliquer plus précisément en quoi la rénovation énergétique des bâtiments contribue à la réalisation de ces objectifs ?

A.R. : Tout d’abord, pour le volet climatique, le bâtiment représente environ 43% de la consommation finale d’énergie et 36% des émissions de gaz à effet de serre au niveau européen, ce qui en fait un secteur structurant de la transition bas-carbone. La rénovation énergétique des bâtiments constitue également un facteur d’adaptation aux impacts du changement climatique. En France par exemple, les canicules à répétition sont désormais considérées  comme un facteur d’obsolescence programmée des habitations.

Sur le plan énergétique, l’exemple suivant illustre parfaitement l’importance de la rénovation des bâtiments en matière de souveraineté et d’indépendance énergétique : si, en France, les deux objectifs du Grenelle de l’environnement de 2008 avaient été réalisés sur les dix dernières années, la consommation de gaz naturel aurait pu être réduite d’environ 100 TWh, soit l’équivalent des importations françaises de gaz naturel russe en 2019. Autrement dit, le respect par la France de ses objectifs en matière de rénovation énergétique lui aurait permis d’être indépendante en importation de gaz russe dès 2020. Le même constat prévaut au niveau européen où le secteur du bâtiment reste le plus gros consommateur de gaz.

Du point de vue social, la rénovation énergétique est évidemment essentielle pour lutter contre la précarité énergétique. Pour donner un exemple, en 2021, un ménage très modeste vivant dans une passoire thermique, telle qu’une maison individuelle de 100m2 de classe F, a vu sa facture énergétique annuelle augmenter d’environ 700 euros, et ce malgré le bouclier tarifaire mis en place. Améliorer la performance énergétique des bâtiments permet de réduire la consommation d’énergie des ménages les plus modestes et éviter qu’ils payent des factures trop élevées.

Mais il faut aussi regarder au-delà de ce triptyque. Il existe également un lien entre rénovation énergétique et santé publique : un logement considéré comme une « passoire thermique » est responsable de températures trop basses, de problèmes d’humidité et de moisissures qui peuvent entraîner des pathologies plus ou moins graves. En France, le Commissariat Général au Développement Durable en France a estimé que chaque rénovation performante d’un logement considéré comme inefficace énergétiquement peut apporter jusque 7.500 euros par an en termes de bénéfices pour la santé publique.

J.C. : Ces objectifs font souvent l’objet de controverses et certains estiment qu’ils sont contradictoires et ne peuvent être réalisés concomitamment. Comment trouver des synergies entre ces différents objectifs politiques et les plans d’action pour les atteindre ?

A.R. : En théorie, dans un monde idéal, ces objectifs sont facilement compatibles et réalisables simultanément : la rénovation globale et performante permet de cocher toutes les cases en une fois (décarbonation, amélioration de l’efficacité énergétique, réduction de la précarité énergétique, etc.). Mais aujourd’hui, en pratique, ce n’est pas aussi simple parce qu’on observe qu’en termes de gouvernance, il y a énormément d’acteurs publics et privés qui interviennent dans le domaine du logement et ils fonctionnent en silos en suivant des logiques et des référentiels différents. En France, on a constaté que plusieurs ministères sont concernés par la question du logement et qu’il y a un manque de coordination entre eux. Depuis quelques années, un coordinateur interministériel du plan de rénovation énergétique des bâtiments a été instauré pour favoriser les synergies entre les différents ministères. Beaucoup d’autres pays se posent les mêmes questions, ont fait les mêmes constats. Il est primordial d’être conscient des lignes de friction, des tensions et de les rendre explicite afin de pouvoir travailler dessus.

J.C. : Le Parlement européen et la Commission souhaitent, dans le cadre de la révision de la Directive sur la performance énergétique des bâtiments, introduire des objectifs stricts tels que l’obligation pour tous les nouveaux bâtiments d’être à émission nulle à partir de 2028 (2026 pour les bâtiments publics), la rénovation énergétique obligatoire des 15% de bâtiments individuels les moins performants dans le parc immobilier national et l’interdiction de l’utilisation des combustibles fossiles dans les systèmes de chauffage à l’horizon 2035. Pensez-vous que de tels objectifs soient nécessaires et réalisables ?

A.R. : Ces objectifs sont bienvenus et nécessaires pour une question de crédibilité de l’action climatique : au vu des objectifs européens du Fit for 55 et du Green Deal, il faut avoir de grandes ambitions pour le secteur du bâtiment. Dans beaucoup d’États membres, y compris la France, les objectifs européens ont, par le passé, eu un effet d’entrainement très fort. Il y a certains États membres dans lesquels l’état des bâtiments et des politiques de rénovation énergétique n’est pas aussi avancé qu’en France ou en Allemagne, donc ces objectifs sont très structurants. Ces objectifs sont également importants en termes de signal envoyé aux filières et acteurs de l’écosystème économique du bâtiment, au même titre que l’interdiction des véhicules thermiques à l’horizon 2035.

Au sujet de l’obligation pour les nouveaux bâtiments d’être à émission nulle, il faut savoir que le neuf n’est qu’une petite partie de la problématique : environ deux-tiers des bâtiments qui seront là en 2050 existent déjà aujourd’hui. Concernant la rénovation obligatoire des 15% de bâtiments les moins performants, c’est un objectif intéressant qui donne des signaux assez importants qui vont dans le bon sens. Enfin, l’interdiction du chauffage au combustible fossile est indispensable. Aujourd’hui, les experts et les scientifiques sont  d’accord sur le fait qu’il faut une sortie rapide des énergies fossiles pour atteindre les objectifs de décarbonation dans le secteur du bâtiment. C’est d’autant plus simple que ce secteur, contrairement aux véhicules électriques où beaucoup d’obstacles se présentent (infrastructure de recharge insuffisamment développées, faible autonomie des batteries, coût élevé des véhicules, etc.), dispose de solutions qui sont parfaitement réalistes et qui sont expérimentées depuis longtemps (pompes à chaleur, chauffage biomasse, etc.). Globalement, ces objectifs sont intéressants car ils sont concrets.

J.C. : La Commission, le Parlement européen et certains États membres sont en faveur de l’inclusion de normes obligatoires de rénovation énergétique des bâtiments les moins performants dans la révision de la Directive sur la performance énergétique des bâtiments, tandis que d’autres États membres, dont l’Italie, la Pologne et plus récemment l’Allemagne, résistent à cette proposition. Cette controverse entre « approche incitative » et « approche contraignante » est très présente dans le débat sur la rénovation énergétique des bâtiments. Comment réconcilier ces deux approches ?

A.R. : On est sur une question qui dépasse largement le secteur du bâtiment, qui est celle de l’opposition caricaturale entre écologie punitive et écologie positive. Cette question n’a pas forcément lieu d’être parce qu’au départ, on a toujours eu un mélange d’obligations et d’incitations au sein des politiques publiques. On ne peut pas opposer incitation et obligation parce que les deux vont de pair. La question n’est pas celle d’un choix exclusif, mais celle de savoir où placer le curseur et comment faire varier de façon dynamique ce curseur dans le temps. Par exemple, si on prend l’enjeu de structuration du marché des rénovations énergétiques performantes, il s’agirait, d’une part, d’avoir une obligation consistant en un cap progressif d’interdiction de location des bâtiments des classes énergétiques les plus basses et d’autre part, d’avoir une incitation consistant en des aides publiques indexées à la performance énergétique après travaux qui décroissent dans le temps. Une coalition d’acteurs a également avancé l’idée d’une obligation conditionnelle de rénovation énergétique à chaque transaction, qui serait mise en œuvre uniquement s’il y a une offre correspondante sur le territoire et s’il y a les outils de financement associés.

Aujourd’hui, le débat entre écologie punitive et écologie positive se concentre sur le plan purement idéologique et philosophique, mais ce n’est pas le cœur du sujet. Avant de discuter de nouvelles obligations, il faut d’abord s’intéresser aux enjeux opérationnels. En France, on a tout un arsenal d’obligations qui ne sont pas mises en œuvre, ce qui pose concrètement la question des moyens de contrôle, des sanctions, et des mesures d’accompagnement.

J.C. : La rénovation énergétique des bâtiments est l’un des secteurs les plus touchés par un déficit d’investissements dans l’Union. A l’heure où les financements publics sont de plus en plus limités (dette publique, financement de mesures plus conjoncturelles et urgentes, etc.), les investissements privés doivent être mobilisés. Comment inciter et orienter les investissements privés vers des rénovations énergétiques globales et performantes ?

A.R. : La question n’est pas tellement différente du secteur énergétique avec les énergies renouvelables. Pour que les investissements privés se déclenchent à la hauteur des enjeux, il faut créer un cadre qui permette de limiter le risque et les incertitudes. En effet, les ménages ne réfléchissent pas en termes de rentabilité financière mais en termes de viabilité économique, c’est-à-dire d’équilibre de trésorerie. Les ménages sont prêts à s’endetter sur du long terme, mais uniquement s’ils sont rassurés quant aux risques. Les banques, de leur côté, ne disposent pas des outils et données qui permettraient de tenir compte du gain de trésorerie résultant de la rénovation énergétique performante dans le calcul de la capacité d’endettement du client. L’enjeu aujourd’hui n’est pas de ramener encore davantage d’argent public dans le secteur, mais d’utiliser cet argent public plus efficacement pour créer un effet de levier et réduire les risques pour les participants. Une solution serait d’indexer les aides à une exigence de performance énergétique après travaux qui soit validée par un tiers de confiance indépendant, comme c’est le cas en Allemagne, ce qui permettrait de mutualiser les risques pour tous les participants.

J.C. : Un obstacle à la massification des rénovations performantes est, pour certains, le manque de structuration de l’offre, tant du point de vue du nombre de travailleurs que des compétences et du savoir-faire. Que pensez-vous de cela ? L’UE doit-elle intervenir pour structurer et renforcer le marché de la rénovation énergétique ?

A.R. : Ce qui est intéressant c’est qu’historiquement, on a toujours essayé d’agir sur la demande, mais on s’est rarement posé la question de la structuration de l’offre. Ce qui d’ailleurs est encore une similarité avec le marché des énergies renouvelables.

Il y a plusieurs enjeux dans le bâtiment. Certains sont éminemment locaux et ne peuvent pas être gérés à l’échelle européenne, comme la question de la formation et de la structuration de l’offre locale. Il y a tout de même des initiatives européennes fort bienvenues, tel que le programme Build Up Skills 2 qui vise à réunir l’ensemble des acteurs pour élaborer des actions en faveur de la rénovation énergétique.

En parallèle, un enjeu sur lequel l’Union européenne pourrait agir est le marché des matériaux. En effet, il n’existe pas vraiment de marché unique européen des matériaux de construction et de rénovation au sens large, qui comprennent les équipements de climatisation, de chauffage, etc. On n’a pas vraiment réussi à harmoniser les processus de certification technique et les critères entre États membres. En conséquence, si vous êtes une PME et que vous développez un matériau d’isolation thermique innovant, vous devez  le certifier dans chaque État membre, ce qui est très contraignant. C’est pourquoi cette question de l’harmonisation des processus de certification est extrêmement importante, notamment pour soutenir l’innovation.

Dans le contexte français, l’idée qu’il y ait un déficit de structuration de l’offre ne fait pas consensus. Les acteurs du secteur du bâtiment ont du mal à admettre qu’il y a un problème du point de vue quantitatif (mains d’œuvre insuffisante) et qualitatif (manque de compétences et groupements d’artisans compétents pour la rénovation globale et de PME suffisamment structurées). Tant qu’on n’arrive pas à créer un consensus autour du besoin d’agir sur la structuration de l’offre, on aura du mal à rassembler les acteurs autour d’une feuille de route commune.

J.C. : Malgré l’importance et l’urgence de la rénovation énergétique des bâtiments, il semble y avoir un manque de volonté politique à la faire avancer. Les États membres présentent des retards dans la préparation de leurs stratégies à long terme de rénovation des bâtiments ; la révision de la Directive sur la performance énergétique des bâtiments stagne. La France, qui est un des pays les plus ambitieux en matière de rénovation énergétique au niveau européen, peut-elle jouer le rôle de leader au niveau de l’UE ?

A.R. : Il y a d’autres États membres qui sont très avancés sur ce sujet-là. Les Suédois et les Allemands par exemple. Un rapport du Haut Conseil pour le Climat montrait qu’à climat européen équivalent, la France avait le parc bâti le moins performants sur les 5 pays considérés (France, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni). Cependant, nous sommes très avancés au niveau politique, où nous avons réussi à dépasser certaines controverses et à agir sur le volet règlementaire, notamment en ce qui concerne les passoires thermiques.

La France aurait un intérêt à jouer un rôle de leader dans ce domaine parce qu’il y a énormément à gagner. Tout d’abord, le bâtiment a la plus forte intensité en emploi par million d’euros investi : pour un million d’euros investis, vous avez vingt emplois créés. Il présente aussi une intensité en valeur ajoutée locale incroyable. Il y a également un énorme potentiel d’innovation qui est complètement oublié. En outre, en termes de stratégie diplomatique, cela pourrait permettre à la France d’obtenir plus facilement des compromis sur le nucléaire au niveau européen. En effet, le fait que la France soit active et avance sur d’autres sujet permettrait de rassurer des États membres qui sont plus méfiants sur le nucléaire.

Malgré les nombreux intérêts qu’il y aurait à faire avancer le dossier, des controverses, des clivages et des blocages subsistent tant au niveau national qu’au niveau européen. La diplomatie européenne est aujourd’hui complètement en panne à cause des affrontements en interne qui nous mettent en retard sur notre réponse à l’Inflation Reduction Act américain. Il y a également un manque de visibilité et de financement accordé à la rénovation énergétique. Si en France et plus largement en Europe, on avait accordé la même visibilité aux enjeux de rénovation énergétique qu’au nucléaire et aux énergies renouvelables et qu’on y avait investi la même quantité d’argent public, cela ferait très longtemps qu’on aurait un parc BBC (bâtiment basse consommation).

J.C. :  Enfin, les États membres doivent adopter des stratégies de rénovation à long terme qui définissent une feuille de route contenant des indicateurs de progrès mesurables. Cependant, ils se montrent assez réticents à les adopter et ces stratégies nationales sont relativement disparates et insuffisamment détaillées, comme l’a indiqué l’évaluation de la Commission en 2021. Quel est votre avis sur le sujet ?

A.R. : Aujourd’hui, il y a une sorte d’effervescence, de multiplication des feuilles de route et évaluations en tout genre. C’est une bonne nouvelle car cela signifie que tout le monde s’intéresse au sujet, mais tout cela se fait de façon non coordonnée, et surtout en se posant toujours les mêmes questions et en ayant toujours le même niveau d’analyse assez superficiel. On retombe constamment sur les mêmes diagnostics et les mêmes recommandations qu’il y a dix ans. Il est essentiel que les nouveaux exercices d’évaluation construisent davantage sur les anciens et contiennent des propositions opérationnelles pour dépasser les obstacles identifiés depuis des dizaines d’années.

Les stratégies de rénovation de long terme, qui sont une obligation européenne, sont des outils intéressants, surtout pour les États membres qui n’y avaient pas pensé avant ; beaucoup moins pour un pays comme la France qui s’est essentiellement servie de l’exercice pour reprendre des mesures existantes. Dans la stratégie française de 2020, le seul élément nouveau a été l’inclusion d’une analyse économique démontrant qu’il y a un optimum économique pour la rénovation énergétique performante de toutes les typologies de bâtiments.

En termes de planification, la recommandation centrale de l’étude de l’IDDRI est qu’il faut, au-delà des objectifs à l’horizon 2050 connus de tous, développer une feuille de route opérationnelle sur un horizon de cinq à dix ans, qui décline année après année les évolutions des aides publiques, de la règlementation et de la stratégie de structuration du marché de l’offre. C’est l’enjeu en termes de gouvernance auquel peu d’acteurs arrivent à s’attaquer.


Une réduction de 38% de la consommation d’énergie dans les bâtiments existants entre 2008 et 2020 et 400.000 rénovations profondes par an.

Commissariat Général au Développement Durable, « Rénovation énergétique des logements : des bénéfices de santé significatifs », mars 2022, https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/thema_essentiel_19_renovation_energetique_des_logements_des_benefices_de_sante_significatifs_mars2022.pdf

Haut Conseil pour le Climat, « Rénover mieux: Leçons d’Europe », 2020.

European Commission, « Commission analysis highlights good practices in long-term renovation strategies », 31 March 2021, https://commission.europa.eu/news/commission-analysis-highlights-good-practices-long-term-renovation-strategies-2021-03-31_en.

Andreas Rüdinger (Iddri) et Albane Gaspard (Ademe), « Réussir le pari de la rénovation énergétique. Rapport de la plateforme d’experts pour la rénovation énergétique des logements en France », 2022.

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