Par Marcel Grignard
Président de Confrontations Europe de 2014 à 2020
La crise sanitaire a bousculé quelques dogmes, elle a redonné vigueur au rôle de la puissance publique dans nos pays, partout dans le monde et spécifiquement à celle incarnée par l’Union européenne. Elle est aussi un accélérateur des mutations en cours qui percutent nos sociétés et nos économies. Numérisation, impératifs environnementaux et climatiques vont profondément modifier le travail et les entreprises avec des impacts sociaux conséquents. La fin programmée du moteur thermique pourrait se traduire par des suppressions d’emplois conséquentes,1 loin d’être compensées par ceux issus des nouvelles motorisations. Le développement du télétravail va rendre « délocalisable » des centaines de milliers d’emplois… L’Union européenne n’a pas le choix; elle ne peut plus limiter la dimension sociale de ses politiques à ce qui a prévalu jusqu’à maintenant et pour des raisons allant bien au-delà de celles concernant l’emploi et les compétences. C’est la raison d’être de l’Union européenne qui est en jeu.
EUROPE SOCIALE: ANCREE DANS L’HISTOIRE EUROPEENNE, ELLE BUTE SUR SES LIMITES STRUCTURELLES
Le « social » couvre un champ très large, abordons-le par ce qui se rapporte au travail et son lien à l’économie.
Présent dès les premiers pas communautaires (le comité consultatif de la CECA2 inclut un collège travailleur), le « social » cheminera laborieusement au fil de l’histoire mouvementée de l’Union. En décidant avec le traité de Rome de faire du marché le cœur de la construction européenne tout en laissant l’essentiel du « social » à la compétence des États membres, ce découpage toujours d’actualité conduit l’Europe à jongler entre obligations contraignantes et orientations dont la concrétisation est au bon vouloir des États, le Royaume-Uni allant jusqu’à refuser la Charte des droits fondamentaux du protocole social de Maastricht, adoptée par les onze autres membres.
Les avancées en matière d’égalité homme/ femme, de conditions d’emploi et de travail sont nombreuses et conséquentes, résultant pour partie des accords collectifs européens conclus par le syndicalisme et le patronat européen. Et l’Agence Européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound, sise à Dublin, crée en 1975) est un bel outil.
L’essentiel du social est de la responsabilité des États membres, l’Union européenne ayant la mission de construction du marché, aborde le social comme une condition de celui-ci (assurer la libre circulation et les conditions de la concurrence, éviter le dumping…).
Des choix qui pouvaient se comprendre dans le contexte des débuts mais vont s’avérer destructeurs sous l’effet de la « globalisation » et de la financiarisation de l’économie qui transforme les chaînes de valeurs au moment où l’Europe se réunifie en accueillant les pays d’Europe centrale et orientale. Dans cette Europe où les disparités économiques et sociales se sont fortement accentuées, le social est un paramètre de concurrence aux mains des États (qui ne s’en privent pas) alors que les multinationales, enjambant les frontières, décident de stratégies faisant peu de cas des femmes et des hommes qui, dans les territoires, en subissent les conséquences. C’est la Cour de justice de l’Union européenne (affaires Viking et Laval) qui arbitrera les conflits liés à ces concurrences sociales.
Consciente du déficit d’Europe sociale et sous l’impulsion du Président Juncker, l’Union européenne travaille à lui redonner du souffle. Parmi les avancées récentes, l’encadrement du travail détaché, le socle des droits sociaux, le dispositif SURE (dispositif de réassurance sous forme de prêts communautaires permettant aux États de financer les mesures de soutien aux travailleurs affectés par la crise Covid), ou en mai dernier, le sommet social de Porto et sa déclaration.
Aux yeux du monde, ce qui caractérise l’Europe sociale, c’est aussi le haut niveau des protections sociales (santé, retraite, chômage…) qui repose essentiellement sur des politiques nationales, un haut niveau de dialogue social. Le socle européen des droits sociaux ainsi que la déclaration de Porto traduisent de vrais progrès européens mais, pour une part, tiennent davantage de l’affirmation des principes que des moyens de modifier la vie des travailleurs tant la mise en œuvre aux mains des États est sous la contrainte des concurrences des coûts et des droits du travail.
Le contenu actuel de la dimension sociale des politiques européennes ne suffira pas à conforter démocratie, justice et intégration sociale dans une Europe qui doit relever les défis redoutables, multiples, planétaires… d’un monde en mutation dominé par les affrontements entre les puissances. Le social européen est, au regard de son histoire et de son humanisme, un enjeu de société qui ne peut se satisfaire des déclarations de bonnes intentions.
IL FAUT ABORDER LES IMPERATIFS ENVIRONNEMENTAUX ET SOCIAUX DANS UN MEME MOUVEMENT
Avec le Green Deal et sa concrétisation dans l’objectif de parvenir le plus rapidement possible à la neutralité carbone, l’Union européenne amplifie les dimensions environnementales de sa politique. Et elle se donne les moyens de sa mise en œuvre. Réglementaire avec les normes d’émission des véhicules, d’encadrement de ce qui porte atteinte à la santé et à la biodiversité… Économique et financière avec la taxonomie (qui vise à différencier la taxation des sources d’énergie en fonction de leur impact climatique), avec le marché du carbone et le mécanisme d’ajustement aux frontières… le fléchage « enjeu climatique » des déclinaisons nationales de 37% des 750 milliards du plan de relance européen…
Elle fait sienne l’objectif de « transition juste », concept dont la concrétisation est à lire dans l’hétérogénéité de la conception du social des institutions européennes, des États membres, des entreprises… S’agit-il d’assurer le minimum pour ne pas entraver le développement économique? De viser une redistribution équitable des richesses produites pour contenir la progression des inégalités? Ou de conjuguer haute performance économique et bien être des salariés par des pratiques d’organisation adéquates (compétences, implication des salariés, dialogue social…)? Dans une « économie sociale de marché » telle que formulée dans nos traités, cette dernière option devrait être le fil conducteur d’un avenir proposé aux travailleurs européens mais la récente enquête d’EUROFOUND3 sur ce sujet fait le constat qu’1/5e seulement des organisations en Europe mettent en œuvre de telles stratégies.
Par conviction ou opportunisme, les responsables politiques et les décideurs économiques incluent les enjeux climatiques et environnementaux dans leurs discours et de plus en plus dans les actes. Et parce que les conséquences du réchauffement climatique n’épargneront personne, quels que soient sa situation sociale ou le continent où il vit, les pressions pour des choix efficaces vont s’amplifier.
Les inégalités de toutes sortes (accentuées par la crise du Covid) de plus en plus intenables risquent de s’aggraver des coûts sociaux des transitions. Les conditions sociales n’ont pas fini d’être un paramètre de la concurrence, les perspectives de plancher fiscal mondial vont heureusement les limiter dans ce domaine.
La manière dont nous gérons et allons gérer les transitions déjà à l’œuvre, décide de la société européenne de demain, c’est un enjeu de civilisation. Raison pour remettre à sa juste place le social, dans une approche décloisonnée et en assurant la cohérence d’ensemble des choix économiques, environnementaux, sociaux… faute de quoi nous prenons le risque de l’incapacité à consolider des préférences collectives dans un destin commun… et de lendemains bien difficiles.
LE SOCIAL: ENJEU D’UN CAPITALISME EUROPEEN ET DE LA PRESERVATION DES BIENS COMMUNS
À l’heure où une partie grandissante du capitalisme mondial tire les leçons des décennies d’un capitalisme financier au service exclusif des intérêts de ses actionnaires ; où des détenteurs de capitaux refusent d’investir dans des entreprises dont l’activité ignore les enjeux climatiques, il convient de progresser vers un capitalisme européen4. L’Union européenne à fait le choix de « l’économie sociale de marché », mais ne parvient pas à tenir cette promesse. On peut mettre en parallèle les objectifs « d’économie sociale de marché », affirmée par la puissance publique, et la « responsabilité des entreprises » à inclure les enjeux environnementaux, sociaux, sociétaux, dans leurs réflexions et choix stratégiques. De ce point de vue, un capitalisme européen deviendrait un outil des acteurs privés dans un monde économique ouvert au service d’une orientation d’une politique publique en Europe. Cela passe par une véritable coopération ouverte et transparente entre ces deux familles d’acteurs.
Les pressions de la société (environnementales, sociales et sociétales), et les enjeux pour son propre devenir poussent des entreprises à prendre au sérieux leurs responsabilités vis-à-vis de la société. D’une certaine manière, elles décident de pans de l’intérêt général vus évidemment à travers le prisme de leurs intérêts particuliers. Il y a deux voies complémentaires pour réduire ce biais.
• L’une tient au rôle de la puissance publique qui a la responsabilité du cadre et des repères balisant les « biens communs », ce qu’elle fait au niveau mondial avec les objectifs du traité de Paris, les COP successives pour le climat; domaine où, nous l’avons vu, l’Europe va bien plus loin. Une Union européenne pourrait s’y atteler à propos du social. Ne rêvons pas, il ne s’agit pas d’imaginer demain la levée des obstacles à une souveraineté partagée ou de parvenir à une uniformisation des garanties sociales faisant fi des cultures… Mais ça n’interdit pas à la Commission d’intégrer systématiquement la dimension sociale dans le traitement de tous les dossiers, de proposer une vision décloisonnée, prospective… réinventant un dialogue social européen qui en a besoin…
• L’autre a trait à ce que serait une entreprise européenne conjuguant haute performance économique, enjeux environnementaux et bien-être social, les critères d’une responsabilité s’appuyant sur nos cultures avec une gouvernance et un dialogue impliquant les parties intégrantes (dont les salariés) et ouvertes aux parties prenantes. Les institutions européennes et les partenaires sociaux européens devraient s’y atteler.
Il s’agit en fait de concrétiser l’articulation « public/privé » dans une société où l’un et l’autre participent à la régulation indispensable qui nous a fait défaut. Une puissance publique qui a bien du mal à sortir des politiques et de l’injonction descendante; des entreprises qui ont démontré la fiction de l’autorégulation.
(1) Perte de 100 000 emplois évaluée par les responsables de la filière.
(2) Traité CECA de 1951.
(3) EUROFOUND- ECS 2019 www.eurofound.europa.eu/fr/ surveys/european-company-surveys
(4) Capitalisme Européen qui fait l’objet de travaux de Confrontations Europe depuis plusieurs années déjà.