Dr. Catherine WIHTOL DE WENDEN
Directrice de recherche émérite au CNRS, chercheur affectée au CERI (Centre de recherches internationales de Sciences Po Paris)
Le sujet de l’immigration et des réfugiés est l’un des plus sensibles, mais aussi longtemps l’un des plus illégitimes. Il ne faut pas oublier que l’Europe est la première destination dans le monde en termes de flux. L’Europe a fait face à 625 000 demandes d’asile en 2014, 1, 2 millions en 2015 contre 200 à 400 000 par an en moyenne les années précédentes. Cette réalité est très mal acceptée par les pays européens et leurs opinions publiques, ce qui conduit à un paradoxe essentiel.
Nous sommes dans un contexte où l’Europe est dépendante des migrations pour des raisons démographiques et économiques, et est aussi signataire d’un certain nombre de conventions internationales relatives aux Droits de l’Homme : droit d’asile, regroupement familial, convention sur les droits de l’enfant… Dans le même temps, l’Europe est confrontée à une montée des partis d’extrême droite qui met en péril la question de l’accueil des migrants. Un autre paradoxe est à pointer : tous les pays européens sont maintenant des pays d’économie libérale et optent, en même temps, pour une gestion très sécuritaire de la question des flux migratoires.
IMMIGRATION STRUCTURELLE
On est également dans le contexte géographique de l’Euro-Méditerranée. Il ne faut pas oublier que l’essentiel des migrants en Europe vient de la rive sud de la Méditerranée, à peine un tiers d’autres pays européens. Ces flux sont souvent anciens, marqués par l’histoire et par les réseaux transnationaux qu’ont construits les migrants, ainsi que par toute une série de pratiques migratoires datant du moment où l’Europe a fait appel à une immigration, dite de masse. On peut questionner la notion de crise : En estce véritablement une ? S’agit-il d’une crise des migrations, d’une crise des réfugiés ? J’aurais tendance à relativiser ce terme car on a eu plusieurs crises de migrations en Europe, à la fin du 19ème siècle en France ou dans les années 1930. Un pic a également accompagné la crise algérienne, ou encore la crise yougoslave a entraîné des flux très importants, surtout vers l’Allemagne. Aujourd’hui on serait face à une crise de l’intégration, de l’incorporation des migrants, car l’Europe a souvent considéré que l’immigration était quelque chose de conjoncturel alors qu’elle est devenue structurelle compte tenu des grandes tendances du monde. Ce phénomène d’arrivées de migrants n’est pas nouveau. L’Europe a connu différents pics, comme à la chute du rideau de fer avec 500 000 demandeurs d’asile par an. Déjà l’Allemagne était de loin le premier pays d’accueil, en en recevant 438 000 d’entre eux en 1992. Aujourd’hui, la politique de l’asile s’est européanisée en se fondant sur des notions nouvelles qui ont restreint la possibilité d’obtenir le statut de réfugié, avec la notion de « pays sûr », de « pays tiers sûr », de demande manifestement infondée…
CRISES SUCCESSIVES
Ce n’est pas non plus nouveau que le poids de l’accueil repose sur quelques pays seulement. Pendant longtemps les quatre pays d’accueil étaient la France, le Royaume-Uni, la Suède et l’Allemagne. Les cartes ont été rebattues car il n’a pas été seulement question des traitements de demandes d’asile mais aussi des arrivées : outre la Turquie, deux pays – la Grèce et l’Italie – accueillent aujourd’hui la plus grand partie des flux. Un autre élément important est que ces crises se sont succédées. Il y a d’abord eu les révolutions arabes, qui n’ont pas donné lieu à une arrivée masive de migrants, malgré l’agitation collective, puisque l’essentiel des Libyens est allé en Tunisie, par exemple. Il ne faut pas oublier que deux tiers des demandeurs d’asile sont accueillis par des pays du sud. Puis s’est déclenchée la crise syrienne, effet des révolutions arabes à retardement, qui n’était pas le fait de l’intervention de forces extérieures comme en Afghanistan ou en Irak. On ne sait pas combien de temps elle va durer ni à quel moment les Syriens vont pouvoir rentrer chez eux. L’horizon de la crise actuelle est très incertain. Les réponses européennes très diverses : d’un côté l’Allemagne qui s’est illustrée comme grand pays d’accueil avec quelques autres pays comme la Suède, et, de l’autre, les pays d’Europe de l’est qui ont mené un bras de fer avec Bruxelles contre les politiques de relocalisation. En résulte une très grande fragilité du consensus européen en la matière, alors que la vraie problématique de mise en place d’une politique européenne de l’asile demeure. Le contexte est également marqué par une volonté générale de contrôler et dissuader les nouveaux arrivants.
OPINION PUBLIQUE FRILEUSE
Calais était un sujet particulièrement sensible en France, à la fois l’illustration des fameux « flux mixtes », du fait que le Royaume-Uni ne fait pas partie de Schengen et qu’une partie des migrants relevait du droit d’asile et devait être traitée dans le cadre des accords de Dublin, par ailleurs largement remis en cause (« one stop, one shop »). Et l’accord avec la Turquie de mars 2016, marquée par la recherche de gardefrontières hors d’Europe, a tout d’une fuite en avant dans la recherche de garde-frontières hors d’Europe, comme jadis l’Europe l’a fait avec la Libye. L’UE porte actuellement le projet de conclure à nouveau un accord avec la Libye alors que ce pays est sans gouvernement. Face aux flux migratoires, l’option sécuritaire semble encore rester la norme en Europe. Des solutions existent, pourtant, pour sortir de la crise de l’afflux des réfugiés, comme l’application d‘une directive de 2001 sur la « protection temporaire » , ou comme l’ouverture plus grande aux migrations de travail pour éviter que les « flux mixtes » ne soient traités par la demande d’asile. Mais elles ne sont pas évoquées, par peur de l’opinion publique déjà frileuse à l’égard du frémissement qui s’est produit pour accueillir davantage de demandeurs d’asile.