Domenico Rossetti di Valdalbero
PhD, Chef d’Unité adjoint, DG de la Recherche et de l’Innovation, Commission européenne
Après avoir écrit «La réussite de l’Europe – Union, énergie et technologie» l’an dernier, où le pragmatisme était de mise, Domenico Rossetti di Valdalbero nous emporte avec «L’Europe fédérale, cette utopie vivante» vers des cieux plus idéalistes. Thomas More, Giuseppe Mazzini, Victor Hugo et Friedrich Schiller sont cités à maintes reprises.
L’auteur part du postulat que les questions de valeurs, de racines, de symboles, de mythes et d’identités dans l’UE sont trop rarement débattues dans les cercles européens et trop souvent laissées aux mains de partis extrémistes. Il s’agit pourtant d’éléments indispensables pour approfondir l’intégration européenne et qui touchent directement le cœur de la citoyenneté européenne. Au XXIe siècle, l’Europe unie ne peut être insipide et a besoin d’un récit rassembleur.
Si les deux premiers chapitres du livre portent sur les systèmes politico-institutionnels de l’Union («La maison Europe – Institutions et modèles» et «La vocation fédérale de l’Europe – Concepts et réalités»), les deux derniers s’attèlent en effet à cette mission: « L’union de l’Europe – Racines et valeurs communes» et «Un idéal pour l’Europe – Pour un élan spirituel».
Le titre du livre reflète le but poursuivi: «L’Europe fédérale» qui n’est pas un Objet Politique Non Identifié, un modèle sui generis, une fédération d’États-nations, une Europe à plusieurs vitesses, à géométrie variable avec un noyau dur et des cercles concentriques, mais une véritable union politique et une démocratie parlementaire que D. Rossetti souhaite pour l’Union. Le fédéralisme – vécu par exemple en Allemagne, en Suisse et au Canada – est sans doute le système institutionnel le plus propice afin de faire cohabiter la supranationalité et la subsidiarité, la solidarité et l’autonomie. Pour l’Europe, la supranationalité a beaucoup de marge en matière de défense, d’énergie ou de santé, tandis que la subsidiarité semble requise pour des domaines «personnalisables» comme la sécurité sociale ou les langues.
Cette Europe fédérale parlerait d’une seule voix face aux empires comme la Chine, la Russie ou les États-Unis. Cette fédération européenne aurait aboli l’unanimité. Elle serait dotée d’un exécutif fort et d’un Parlement bicaméral représentant le peuple européen dans une Chambre et les États de l’Union dans l’autre, complémentant ainsi les institutions quasi-fédérales européennes existantes que sont la Cour de justice de Luxembourg et la Banque centrale européenne de Francfort. Altiero Spinelli, qui s’est battu toute sa vie pour une Constitution européenne et a inspiré l’Acte unique européen, n’est jamais loin de l’auteur qui est haut fonctionnaire européen et aussi secrétaire général de l’Union des fédéralistes européens en Belgique depuis le 9 mai 2001.
La deuxième partie du titre « cette utopie vivante » est bien sûr un oxymore : l’utopie est un non-lieu, quelque chose d’inexistant mais plein de vie comme l’Europe. D. Rossetti en profite pour relever l’étrange sémiologie en vigueur à Bruxelles : Parle-t-on de « valeur ajoutée » française ou allemande alors que la « European added value » jalonne les analyses d’impacts des propositions législatives de la Commission ? Entendons-nous souvent évoquer la « C » belge ou espagnole quand ce terme est quotidiennement utilisé pour définir l’état d’avancement de l’unification européenne ?
L’auteur de « l’Europe fédérale » se demande aussi pourquoi aucun préambule ne précède le Traité européen. Ne serait-il pas historiquement correct de reconnaître que les soubassements de l’édifice européen se sont ancrés au fil des siècles autour de trois grands piliers : l’héritage gréco-romain, les racines chrétiennes et les idées des Lumières ? À l’instar de la Constitution française de 1848, corédigée par Alphonse de Lamartine, un tel préambule donnerait un supplément d’âme à l’Europe.
Fervent défenseur des traditions, D. Rossetti écrit aussi que le choix de l’Europe unie, du progrès et de l’ouverture est gagnant, qu’il s’agisse de l’espérance de vie, de la santé, de la durabilité ou de la richesse par habitant. Les quatre libertés fondamentales, le respect de l’État de droit, l’abolition de la peine de mort, le marché intérieur ainsi que les politiques de cohésion économique et sociale ont fait leurs preuves. Un exemple concret lié à l’actualité : en 1989, la Pologne et l’Ukraine avaient des indicateurs semblables en termes de PIB par habitant et d’espérance de vie. Trente ans plus tard, la richesse par habitant est quatre fois plus élevée à Varsovie qu’à Kiev et un Polonais a une espérance de vie de 78 ans contre 72 pour un Ukrainien (sans prendre la guerre en considération).
Mais pas question de se reposer sur nos lauriers. Quand l’Europe n’avance pas, elle recule. D. Rossetti plaide dans son livre pour aujourd’hui européaniser les domaines de l’énergie, de la recherche, de la fiscalité et de la politique étrangère, comme nos pères et grands-pères en ont eu le courage pour la monnaie, la politique commerciale, l’agriculture, le nucléaire, le charbon et l’acier.
L’équilibre – entre innovation et précaution, entre foi et raison – est typiquement européen. Cela nous distingue sans doute des Américains et des Chinois qui n’ont pas eu le même parcours que l’Europe, « le continent le plus petit par la géographie et le plus grand par l’histoire » comme le répétait Denis de Rougemont. Nous, Européens, ne sommes pas prêts à sacrifier nos valeurs, nos us et coutumes, sur l’autel de la seule efficacité.
En conclusion, avec « l’Europe fédérale », D. Rossetti ne veut pas abandonner les nationalités et les spécificités des terroirs mais faire émerger une « souveraineté européenne partagée » et mettre en exergue notre identité européenne dans le monde. Victor Hugo disait : … « sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous France, Allemagne, Italie (…) vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne ».