Entretien avec Jean Viard, Sociologue, Directeur de recherche associé au Cevipof-CNRS, réalisé par Corinne Cherqui et Thomas Dorget.
Dans son dernier essai «La Révolution que l’on attendait est arrivée» (Ed. de l’Aube, 2021), Jean Viard formule un récit positif du monde post-Covid dans le contexte français, soulignant les mutations et les opportunités que la pandémie a créé pour notre société, au-delà du drame qu’elle constitue. Convaincu qu’il reste à bâtir ce récit positif à l’échelle européenne, le sociologue nous a donné, à l’occasion de cet entretien, sa vision des enjeux politiques qui structurent l’agenda de l’UE: relance, transition environnementale et numérique, Europe de la santé…
Confrontations Europe: Dans votre dernier livre, vous évoquez l’émergence de nouveaux biens communs qui se matérialisent à l’ère écologique et numérique dans laquelle la pandémie nous a fait entrer. Comment l’émergence de ces nouveaux biens communs percute nos sociétés au niveau européen? Et éventuellement notre relation à la construction européenne?
Jean Viard: Avant de parler de biens communs, il faut prendre en considération un fait: ce qui vient de se passer dans le monde n’est jamais arrivé auparavant! C’est monumental, il s’agit d’un événement historique considérable pour lequel la parole publique a eu un rôle à jouer afin de rassurer les citoyens, de leur parler pour qu’ils aient le moins peur possible. Il a fallu faire le récit de ce combat mené à l’échelle de la planète. Ce récit aurait dû être celui d’une victoire, malgré les hiatus du début de la gestion de crise. Or, même si l’Europe était plutôt bien partie dans ses premières prises de parole et de position, elle a ensuite disparu des radars pour laisser place à un sentiment de défaite (le nombre de décès, la pénurie des masques, la question des vaccins…). C’était à l’Europe de porter un discours positif qui touchait au premier bien commun des populations, leur santé, pour, à partir de faits étayés et de chiffres vérifiables, apparaître dans le camp des vainqueurs face à cette crise de la Covid-19. Cela est d’autant plus vrai que si l’on compare notre gestion européenne de la crise à celles des États-Unis, du Royaume-Uni ou de l’Amérique Latine, pour ne citer qu’eux, nous n’avons pas à rougir, au contraire. Des vies ont été sauvées, il aurait fallu en parler plus que des décès qui n’ont pu être évités. L’Europe aurait ainsi pu apparaître comme le leader démocratique dans la gestion de la pandémie. Les États membres ont préféré gérer cette crise comme une course cycliste, en solo, les uns à côté des autres, plutôt que d’en faire un récit partagé.
Ce sujet touche bien sûr à la transition environnementale dans sa globalité. L’Europe doit s’emparer de l’écologie et porter un message commun apolitique sur ces questions. Le problème n’est pas de discuter, ou non, avec la Chine ou la Russie de ces sujets, c’est indispensable pour la survie de toute l’humanité et tout le monde en a conscience. Cela n’empêchera pas de se disputer sur nos valeurs, sur notre vision de l’organisation de la société. Mais l’Europe doit être LE lieu d’échanges et de conversations pour parler environnement, porter des messages forts et faire le récit d’un monde post-Covid viable et durable pour tous. Cette réflexion doit avoir lieu au niveau européen si l’Europe veut avoir une place de choix dans la lutte climatique, à côté des autres grandes puissances. Les publics sont maintenant mûrs pour entendre ce type de discours, ils ont pris conscience d’un certain nombre de réalités, la société a profondément changé en très peu de temps. Cette crise a été une répétition générale de la fin de l’humanité et la plupart d’entre nous en est sorti vivant! L’Europe doit capitaliser politiquement sur ce moment, il légitime un nouveau commun qui est la bataille de la survie de tous, la lutte contre l’extinction de l’humanité.
C.E.: La période que nous avons connue constitue une forme de triomphe du modèle social européen, pas partout et pas avec la même intensité mais globalement, l’UE et ses États membres ont mis en œuvre des amortisseurs sociaux massifs pendant la crise, avant d’adopter un plan de relance historique. Cette situation intervient alors que le modèle social européen était particulièrement contesté depuis plusieurs années dans sa capacité à réduire les inégalités (Brexit, succès électoraux des populistes…). Comment la pandémie peut-elle modifier notre modèle social européen ? La crise que nous traversons peut-elle ouvrir la voie à la création d’un nouveau système de répartition des richesses au niveau de l’UE?
J.V.: Vous avez raison sur les aides massives mais les citoyens ont-ils vraiment conscience du niveau de protection dont ils ont pu bénéficier? Je n’en suis pas si sûr. Les populations, avec des différences entre les pays bien sûr, ne perçoivent pas le modèle social européen comme un modèle protecteur à sa juste valeur. Le sujet européen ne fait d’ailleurs pas la Une de l’actualité, notamment en France. La question de fond aujourd’hui est: comment passer à un modèle socialement intégrateur dans une société qui a profondément changé? Comment tracer un horizon? Comment (re)donner confiance aux citoyens? La bataille de la survie de l’humanité peut être ce nouveau commun dans une nouvelle ère écologico-numérique, à condition de proposer un modèle rationnel que les européens sont à même de comprendre et d’adopter, versus des injonctions contradictoires qui font le lit des populistes en Europe et ailleurs.
Si l’Europe ne porte pas ce récit et cet espoir, nous devrons faire face à des montées de violences un peu partout et à ce que j’appelle des « jacqueries » numériques (Gilets jaunes, manifestations anti-vax ou anti-pass…) qui vont se multiplier et s’autoalimenter par amplification médiatique grâce aux réseaux sociaux et les chaînes d’infos en continu. Si l’Europe ne propose pas d’horizon, si l’on ne redonne pas confiance aux citoyens, l’humanité pourra faire le choix de ne pas se sauver. C’est tout l’enjeu.
C.E.: Vous parlez d’une nouvelle page de l’histoire économique qui s’ouvre, comparable aux grandes crises historiques (peste noire, guerres mondiales…), remettant en cause la chaine de valeur comme seul système d’organisation des sociétés industrielles. Cette crise peut-elle être l’occasion de construire une souveraineté européenne, notamment dans le domaine numérique?
J.V. : Nous avons construit notre récit d’après-guerre sur un monde industriel plus ouvert, plus puissant, plus fort. Or le monde numérique global dans lequel nous sommes entrés nous a pris à notre propre piège en utilisant les mêmes règles, à notre détriment. Comme nous l’avons dit, le monde a changé en profondeur et ces règles ne sont plus viables en l’état. Nous nous devons aujourd’hui de reprendre la main et l’Europe doit être le lieu de la lutte numérique pour mener ce combat et imposer notre vision de l’usage de ces technologies. Elles doivent permettre de lutter efficacement contre les fake-news et de restaurer a minima une vérité sur les chiffres, condition d’un commun partagé qui ne laisse pas les citoyens au bord de la route. Je suis persuadé que cela est possible et que la solution existe.
L’Europe doit être le lieu symbolique de cette mutation pour penser un numérique démocratique pour le monde. Il faut construire un récit et expliquer aux européens que l’on peut s’en sortir sans décroître (ce qui serait de fait impossible pour une certaine partie de la population!). L’Europe possède d’excellents gestionnaires mais elle n’a plus de message. C’est peut-être un peu dur mais l’Europe doit travailler son message pour convaincre qu’il y a encore des communs qui font sens et pour lesquels elle est la mieux placée pour se battre. Il s’agit de savoir « profiter » de cette pandémie pour, comme le dirait Engels « remettre le poireau à l’endroit »!
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