Par Erick Lacourrège, Directeur général des moyens de paiement de la Banque de France
Depuis une quinzaine d’années, les modes de paiement connaissent une transformation rapide, portée par la numérisation croissante de l’économie. Si cette transition numérique offre des gains en termes de rapidité, de simplicité et de sécurité, elle soulève également des défis structurels, dont notamment une dépendance croissante à des solutions extra-européennes et une baisse de l’utilisation de la monnaie de banque centrale dans l’espace numérique.
Face à ces évolutions, l’Eurosystème a engagé une réflexion approfondie sur la création d’un euro numérique, qui serait une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) accessible à tous pour les paiements du quotidien et permettant de renforcer la souveraineté européenne dans les paiements.
Entre numérisation et déclin de l’usage des espèces, un écosystème des paiements en pleine évolution
Depuis plus d’une décennie, les moyens de paiement connaissent une transformation rapide, portée par la numérisation et la dématérialisation croissante des transactions. Les enquêtes SPACE menées par la Banque centrale européenne (BCE) confirment cette évolution, marquée par la progression continue de l’usage de la carte. En France, la carte est désormais le moyen de paiement le plus utilisé au point de vente, représentant plus de 48% des transactions en 2024, soit une hausse de 11 points par rapport à 2019. Cette dynamique est portée par l’essor du paiement sans contact — désormais utilisé pour 68% des paiements par carte en magasin — ainsi que par la montée en puissance du paiement mobile, qui représentait encore moins de 10% des paiements par carte fin 2023 mais connaît une forte croissance.
Le développement du commerce en ligne, accéléré par la pandémie de Covid-19, accentue cette tendance. Entre 2019 et 2024, la part du e-commerce dans les transactions réalisées en France a doublé pour atteindre un quart des paiements, y compris pour des biens de première nécessité, autrefois majoritairement réglés en espèces au point de vente physique.
En parallèle, l’usage des espèces continue de reculer. En France, selon la dernière enquête SPACE, la part des espèces dans les paiements au point de vente est tombée à 43% en 2024, contre 50% en 2022 et 68% en 2016. Cette baisse est encore plus marquée dans certains pays de la zone euro, comme les Pays-Bas (22%) ou la Finlande (27%).
Des défis majeurs en matière de souveraineté, de concurrence et de résilience, mais aussi de préservation de la place de la monnaie centrale
La baisse progressive de l’usage des espèces soulève des questions fondamentales quant à la place et au rôle de la monnaie centrale. Les espèces, qui constituent aujourd’hui la seule forme de monnaie émise par la banque centrale accessible au grand public, présentent en effet des caractéristiques singulières dans le paysage des paiements – confidentialité des transactions, accessibilité pour les publics vulnérables, acceptation universelle – et nécessaires à une partie de la population plus vulnérable.
Ce moindre usage des espèces dans les paiements fragilise également ce que l’on appelle le rôle d’ancrage de la monnaie centrale, pourtant essentiel pour préserver la confiance et la stabilité de notre monnaie commune qu’est l’euro. À mesure que les paiements se dématérialisent, ils reposent en effet de plus en plus sur la monnaie commerciale émise par les banques, au détriment de la monnaie centrale, remettant en question sa place dans l’économie et sa fonction de bien public accessible à tous.
La généralisation des paiements électroniques s’accompagne également d’une dépendance croissante à des acteurs non européens, qui contrôlent aujourd’hui une part significative des infrastructures de paiement. Cette dépendance s’explique par la position dominante des grands réseaux de cartes internationaux Visa ou Mastercard, et des BigTechs désormais présentes dans les paiements, comme Apple ou Google, qui s’appuient sur des réseaux mondiaux d’utilisateurs et une maîtrise des données pour consolider leur présence sur le marché européen. Ainsi, au premier semestre 2024, 66 % des transactions par carte en zone euro reposaient sur Visa et Mastercard.
Cette concentration pose des enjeux stratégiques majeurs, en matière de souveraineté technologique, de résilience, de localisation des données, mais aussi de concurrence et de coûts pour les commerçants, dont les frais de transaction ont connu une forte hausse entre 2018 et 2022 [1].
L’euro numérique : une réponse européenne face à ces enjeux
1) Une nouvelle option de paiement, offrant à la fois les avantages pratiques des solutions numériques et ceux des espèces
L’euro numérique serait le pendant numérique du billet : il serait émis par l’Eurosystème et accessible à tous les citoyens de la zone euro pour leurs paiements du quotidien. À l’image des espèces, l’euro numérique aurait cours légal et pourrait fonctionner de manière déconnectée, permettant un niveau de confidentialité équivalent à celui des paiements en espèces. Distribué par les banques commerciales, ce « billet numérique » pourrait être utilisé pour payer en magasin, sur internet ou entre particuliers. Il permettrait de préserver l’accès universel à la monnaie centrale, dans un contexte où l’usage des espèces décline, tout en garantissant la gratuité et une protection renforcée des données personnelles.
L’euro numérique constituerait un complément et non une alternative aux espèces. À l’image des billets qui ont complété l’usage des pièces il y a deux siècles, l’euro numérique vise à offrir une continuité dans les fonctions essentielles de la monnaie centrale, adaptée aux usages numériques contemporains. L’Eurosystème a clairement affirmé son engagement en faveur du maintien des espèces, et la Banque de France s’y inscrit pleinement, comme en témoigne la construction en cours, dans le Puy-de-Dôme, d’une nouvelle imprimerie fiduciaire de pointe. De plus, la Commission Européenne a publié en juin 2023 une proposition de règlement confortant le cours légal des espèces au sein de l’Union européenne. L’introduction de l’euro numérique s’inscrit donc dans une logique de pluralisme des moyens de paiement, respectueuse de la liberté de choix des citoyens.
2) Une solution pan-européenne à même de renforcer la souveraineté, la concurrence et l’innovation dans les paiements
En matière de souveraineté, la Banque de France soutient activement les initiatives privées qui contribuent à renforcer l’autonomie stratégique européenne dans les paiements. C’est le cas du réseau domestique de paiement Cartes Bancaires (CB), ou encore de l’European Payments Initiative (EPI), portée par un consortium de grandes banques européennes. EPI développe actuellement la solution Wero, déjà disponible en France, Allemagne et Benelux et qui est un portefeuille numérique, permettant d’effectuer des paiements instantanés entre particuliers et, à terme, en magasin et en ligne. Cette initiative vise à proposer une alternative européenne crédible face aux géants non européens des paiements, et à garantir une indépendance européenne accrue sur les infrastructures, les données et les standards technologiques.
L’euro numérique s’inscrit en complément de ces initiatives privées dans une logique commune de renforcement de la souveraineté des paiements. En tant qu’infrastructure publique fournie uniquement par des acteurs européens, l’euro numérique offrirait une solution de paiement véritablement pan-européenne, accessible à tous les citoyens et commerçants de la zone euro. Les commerçants bénéficieraient d’un outil de paiement supplémentaire proposé à un coût compétitif, grâce notamment à l’absence de frais de scheme, leur permettant de disposer d’un pouvoir de négociation renforcé face aux grands réseaux cartes internationaux.
Reposant sur des standards ouverts et interopérables, l’euro numérique créerait un socle commun que les solutions privées – comme le portefeuille Wero développé par EPI – pourraient réutiliser. Cette possibilité favoriserait l’émergence d’ un écosystème compétitif, permettant aux banques et aux fintechs européennes d’étendre leurs services, de gagner en efficacité, et de profiter des effets de réseau induits par la diffusion à grande échelle de l’euro numérique via son cours légal. Elle contribuerait aussi à réduire la dépendance des acteurs européens aux réseaux internationaux.
Un projet au cœur du débat démocratique européen
Le projet d’euro numérique entre désormais dans une phase décisive de son développement. L’Eurosystème a lancé fin 2023 une phase de préparation afin de finaliser la conception de l’euro numérique, de définir ses règles de distribution par l’élaboration d’un scheme, et de mener des expérimentations avec les acteurs de marché. En octobre 2025, le Conseil des gouverneurs de la BCE décidera de la suite de ces travaux préparatoires pour les deux prochaines années, avec notamment la mise en place de pilotes afin de tester l’euro numérique dans le quotidien.
En parallèle, la Commission européenne a proposé mi-2023 un projet de règlement visant à définir les conditions d’usage de l’euro numérique. Ce texte est aujourd’hui l’objet d’un débat démocratique au sein du Parlement européen et du Conseil. Le calendrier de mise en œuvre dépendra directement de la date d’adoption de ce règlement : aucune décision d’émission ne sera prise par l’Eurosystème tant que le cadre législatif ne sera pas définitivement adopté. Dans cette perspective, l’Eurosystème et la Banque de France apportent un soutien fort aux co-législateurs pour construire un cadre législatif garant de l’intérêt général et faciliter désormais son adoption rapide. Une fois ce cadre défini par le co-législateur européen, l’euro numérique pourrait être lancé de manière progressive, à partir de 2027.
L’euro numérique n’est pas seulement un projet technologique, il s’agit avant tout d’un choix politique. Il incarne une vision européenne des paiements fondée sur des valeurs essentielles au sein de l’Union : respect de la vie privée, souveraineté, universalité et inclusion. Dans un paysage dominé par des acteurs extra-européens, il offre une alternative publique et démocratique, garantissant l’accès de tous à une monnaie centrale dans l’espace numérique. En créant un socle commun interopérable, l’euro numérique peut renforcer l’autonomie stratégique de la zone euro tout en stimulant la concurrence et l’innovation européenne. À l’heure de débats législatifs décisifs, il appartient à l’Europe de concrétiser ce projet pour en faire un véritable levier de cohésion économique et sociale.
[1] Chiffres tirés d’une étude de la Commission européenne sur les évolutions récentes du marché des paiements par carte.
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