« Les réfugiés sont la manifestation intérieure de crises extérieures non résolues »

Nicole GNESOTTO

professeur du CNAM et présidente du conseil d’administration de l’Institut des Hautes-études de Défense nationale sur les causes du drame des réfugiés

L’Europe connaît, depuis le début de l’année, l’arrivée en nombre de personnes, la plupart originaires de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak. Confrontations Europe a choisi de revenir avec Nicole Gnesotto, professeur du CNAM et présidente du conseil d’administration de l’Institut des Hautes-études de Défense nationale sur les causes du drame des réfugiés. Derrière ces vies humaines déchirées, voire perdues, c’est un ensemble de crises que l’Union européenne ne peut continuer à ignorer.

BREGANA, SLOVENIA - SEPTEMBER 20 : A large group of male syrian refugees at the slovenian border with Croatia on September 20th, 2015 in Slovenia. The migrants are waiting for the authorities to open the border crossing, so they can continue to the northern european countries.

La crise migratoire actuelle est-elle le reflet d’un manque d’action commune des États de l’Union européenne vis-à-vis de leurs voisins, en particulier du Sud de la Méditerranée ?

Nicole Gnesotto : Oui, les Européens, dans cette crise, subissent les conséquences de leur absentéisme international. Mais les réfugiés aujourd’hui ne sont pas des menaces, ce sont des victimes. Il faut éviter un certain nombre d’amalgames.
La seule certitude est que ces réfugiés sont des victimes de conflits que personne ne résout. On peut effectivement pointer du doigt l’inaction de l’Europe, la division des Européens sur certaines crises violentes comme la Libye en 2011 ou la Syrie en août 2013, et souhaiter que l’Europe prenne vraiment le problème à la racine. Je crois que les choses commencent à évoluer de cette façon, avec la prise de conscience de ce qu’il est convenu maintenant d’appeler le continuum entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. L’Europe connaît en effet à l’intérieur une menace terroriste et un problème de réfugiés, les deux étant des manifestations intérieures de crises extérieures non résolues. Si on veut être cohérent et répondre aux besoins de sécurité des citoyens, il faudrait donc tenter de penser une politique globale à l’égard de ces crises extérieures et proposer des solutions durables de façon à tarir les causes des émigrations forcées actuelles.

Les Européens du fait de leur inaction, de leurs divisions portent-ils en quelque sorte la responsabilité de la crise des réfugiés ?

N. G. : Les Américains portent une responsabilité première, majeure dans la déconstruction de toute la zone du grand Moyen Orient. S’il n’y avait pas eu la guerre en Irak, nous n’aurions pas un Moyen
Orient dans la situation de guerre civile dans lequel il est aujourd’hui. L’intervention en Irak a bouleversé l’équilibre régional, déconstruit les sociétés, et encouragé les dérives ethniques et religieuses extrêmes que l’on connaît. Cela ne dédouane certes pas les Européens de leur inaction. Mais cet absentéisme de l’Europe, ces divisions internes entre États membres, s’expliquent en partie par cette responsabilité américaine. Les Européens étaient très divisés en 2003 sur l’intervention des États-Unis en Irak. Ils se sont ensuite réconciliés sur la politique américaine des années 2005-2006. Mais leur décision d’agir en complément de la politique américaine plutôt que d’inventer des solutions propres, différentes, pour la solution de ces conflits explique une grande partie de leur inaction sur cette zone. À cela s’ajoutent aussi d’autres clivages propres à la construction européenne. La division majeure porte sur la légitimité même de l’Union à être une puissance diplomatique et militaire importante, puisque la Grande-Bretagne s’oppose à ce qu’il y a une véritable ambition stratégique des Européens. La deuxième ligne de division porte sur l’usage de la force, et elle s’est illustrée à l’égard de conflits précis comme en Libye. Un certain nombre de pays, dont l’Allemagne, étaient hostiles à l’usage de la force, en 2001, pour protéger la population de Benghazi.

Et ce suivisme vis-à-vis de la politique américaine perdure-t-il encore aujourd’hui en 2015 ?

N. G. : Oui, à une nuance près. Sur l’Iran, ce sont plutôt les États-Unis qui ont suivi les positions européennes qui étaient, sur ce dossier difficile, imaginatives et consensuelles. Les Européens, avec le Haut représentant de l’Union pour les Affaires étrangères, ont eu, depuis 2003, le leadership de la négociation avec les Iraniens et sont parvenus à un résultat positif. C’est l’exception qui confirme la règle. Car sur les autres dossiers – l’Irak, la Syrie, Israël-Palestine – il n’y a pas de proposition européenne. Je le regrette. Je trouve que les Européens devraient proposer très vite une initiative de conférence régionale sur la région du Levant (Irak, Syrie…) plutôt que de se faire voler à terme l’idée par la diplomatie russe…

Que peut faire l’Europe ? Détient-elle les instruments lui permettant d’agir ou doit-elle en créer de nouveaux ?

N. G. : Il y a une instance qui ne fait pas ce travail et qui devrait le faire, c’est le Conseil européen. Je regrette que le Conseil européen n’ait jamais le temps de parler du monde. Les chefs d’États et de gouvernements gèrent beaucoup de crises (l’euro, la Grèce…) mais ils ne prennent jamais, ou très rarement, le temps de réfléchir à l’effondrement des frontières Sud de l’Europe et à leurs conséquences globales sur l’avenir de l’Europe.
Il existe deux priorités pour la sécurité européenne aujourd’hui : la Russie et sa politique à l’égard de l’Ukraine et la déconstruction du grand Moyen-Orient. Si on prend au sérieux les prévisions dramatiques sur le nombre de réfugiés susceptibles d’arriver en Europe, l’urgence est évidente. Il faut trouver des solutions diplomatiques, politiques durables et aider les parties locales à les mettre en oeuvre. Cela demande de l’imagination politique, de l’investissement, des moyens, de l’intelligence. Les Européens en sont capables. Il ne faut jamais oublier que c’est le Conseil européen de 1980, à Venise, qui a inventé la solution au conflit israélo-palestinien de « deux peuples, deux États dans des frontières sûres et reconnues ».
Le problème est aussi que l’Union européenne, en tant qu’institution, ne sait pas gérer l’urgence. Elle sait gérer le temps long de la paix, de la négociation. Du coup, dans l’urgence, les réflexes nationaux reprennent le dessus. Et certains États, paniqués par les flots de réfugiés, choisissent de fermer les frontières. L’Union européenne est aussi, depuis quelque temps, devenue très laxiste sur la défense de ses propres valeurs. En 2006, lorsque le parti d’extrême droite de Jörg Haider avait remporté une large victoire en Autriche, l’Union européenne avait très fermement réagi et suspendu la participation de l’Autriche à certaines réunions. Aujourd’hui l’Union européenne est d’un laxisme étonnant vis-à-vis de la Hongrie ou de l’arrivée au pouvoir dans plusieurs pays de mouvements ouvertement xénophobes. Le Parlement européen est tout aussi muet, ce qui est encore plus surprenant. Enfin, les instruments dont l’Union dispose pour gérer les flux de réfugiés ne sont pas à la hauteur : il y a urgence à régler la question d’un droit d’asile commun à tous les pays européens.
Ce qui manque aujourd’hui, c’est la conscience politique de l’urgence et la volonté politique collective d’y répondre. Sur la question des réfugiés, l’Europe n’est pas le problème, c’est la solution. Mais cette solution doit être organisée. Il faut que l’Europe mette en place des outils collectifs : dans le cadre de la lutte anti-terroriste, il faut accélérer les négociations pour la mise en place d’un registre des passagers du transport aérien en Europe. Il faut, en second lieu, créer un corps de gardes-frontières européens ainsi qu’un corps de garde-côtes pour lutter contre les passeurs. Enfin, il faut rechercher une solution diplomatique régionale, globale, pour la stabilisation de la situation en Syrie et en Irak. La mise en oeuvre de cette politique ne relève que d’une décision du Conseil européen. Ceux qui, en Europe, pensent que la solution serait de construire des murs, des frontières, vont se retrouver d’ici quelques années avec une floraison de gouvernements d’extrême droite, la fin de la démocratie européenne et des millions de réfugiés mourant à nos portes.

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