Par Yves Bertoncini, Président d’YB2i Consulting
Les normes produites par l’Union européenne (UE) nourrissent un débat public souvent critique, dont la tournure négative a récemment conduit la Commission von der Leyen II à proposer une législation Omnibus prévoyant de réduire l’impact et la portée de nombre d’entre elles.
Cet « allègement » normatif a d’abord des racines circonstancielles : beaucoup des normes ciblées par les acteurs économiques, et désormais par la Commission, découlent de la mise en œuvre à marche forcée du Pacte vert européen dans un calendrier politique encore réduit par le temps dédié à la gestion du choc pandémique, puis à l’invasion russe de l’Ukraine. Il ne s’agit pas seulement de normes de portée globale pour les entreprises, mais souvent de normes induisant de nouvelles charges administratives et financières substantielles en termes de « rapportage » (CSRD, CS3D, Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, Règlement contre la déforestation importée, etc.). Prévues depuis 2019, ces normes entrent en vigueur au moment où Donald Trump dérégule fortement l’économie d’un des principaux partenaires et concurrents de l’UE, et alors que les droites et extrêmes droites européennes, en progression électorale, semblent juger payant de s’inspirer de lui…
À cet égard, l’allègement normatif récemment proposé par la Commission rappelle d’autres épisodes, par exemple, celui qu’avait annoncé la Commission Delors II, en décembre 1992, au Conseil européen d’Édimbourg. Il s’agissait alors de séparer le bon grain de l’ivraie dans l’énorme production normative engendrée par la mise en place du « marché unique », sous les auspices d’autorités britanniques favorables à la libéralisation du continent, mais aussi soucieuses de préserver la compétitivité des entreprises.
Cette alternance récurrente entre mouvements d’impulsion normative européenne et moments de temporisation, voire de recul, renvoie dès lors à des fondements plus structurels, qui sont de nature à la fois politique, économique, sociétale et institutionnelle.
FONDEMENTS POLITIQUES
La « construction européenne » a accouché de « Communautés » et d’une « Union » autorisées à produire des actes juridiques, et dont les responsables négocient et adoptent des normes générales plutôt que des décisions ponctuelles, sauf en cas d’urgence ou de crise. Si les décideurs européens étaient dotés de pouvoirs discrétionnaires, de type fédéral, ils pourraient davantage improviser et s’adapter – la BCE le fait d’ailleurs sur le registre monétaire. Tant qu’ils seront contraints de s’entendre sur des traités, des règlements et des directives, ils alimenteront une véritable « machine à normer » et à réguler, pour le meilleur et pour le pire.
“La « construction européenne » a accouché de « Communautés » et d’une « Union » autorisées à produire des actes juridiques, et dont les responsables négocient et adoptent des normes générales plutôt que des décisions ponctuelles, sauf en cas d’urgence ou de crise.”
FONDEMENTS ÉCONOMIQUES
La construction européenne a emprunté des voies marchandes (marché commun, puis unique, union douanière et politique commerciale, politique de concurrence, union économique et monétaire…), plutôt que diplomatiques ou sécuritaires. Il est donc logique que ses décideurs adoptent des normes établissant, approfondissant et régulant les espaces économiques ainsi créés, dans toutes leurs dimensions, d’autant que l’adoption d’une norme communautaire a, en théorie, des vertus simplificatrices, puisqu’elle a vocation à se substituer à 27 normes nationales, sauf superposition ou « surtransposition »… Les normes de l’UE ont par ailleurs souvent permis de distinguer et de protéger nos acteurs économiques de leurs concurrents extérieurs – l’UE étant une « grande puissance normative » qui n’assume pas toujours les barrières non tarifaires qu’elle impose au commerce international.
FONDEMENTS SOCIÉTAUX
Les normes de l’UE traduisent souvent une demande de régulation et de protection des peuples du Vieux Continent, qui sont sans doute plus précautionneux et éclairés que d’autres face aux risques sanitaires, environnementaux et financiers. Les « préférences collectives » des Européens ne semblent pas en phase avec la moindre régulation publique du « business » aux États-Unis, ni avec la dérégulation spectaculaire annoncée par l’administration Trump, et dont l’impact concret – et potentiellement nocif – devra être évalué in vivo. C’est aussi ce décalage transatlantique qui explique l’abondance relative des normes sur notre continent, au niveau communautaire comme au niveau national – abondance qui ne pourrait être réduite qu’en cas de tournant sociétal, au-delà des crises d’allergie normative ponctuelles qui nous saisissent.
FONDEMENTS INSTITUTIONNELS
Parce qu’elle est chargée d’incarner l’intérêt général européen, la Commission a le monopole des initiatives normatives, qu’elle propose pour adoption au Parlement européen et au Conseil des ministres, et dont elle surveille ensuite la bonne application. Mais la difficulté à trouver une double majorité parlementaire et diplomatique – et même une majorité « qualifiée » au Conseil, quand ce n’est pas l’unanimité – conduit souvent à des compromis plus ou moins clairs et ambigus, voire sous-optimaux, qui n’améliorent pas la qualité et la lisibilité des normes communautaires.
Pis encore, près de la moitié des normes de l’UE sont adoptées par la Commission, sous la forme de « mesures d’exécution » appelées à préciser la portée concrète des règlements et directives validés par les ministres et les députés européens. Ces mesures d’exécution sont négociées dans le cadre de procédures « comitologiques » réunissant des hauts fonctionnaires bruxellois et leurs homologues des 27 États membres dans une opacité à la fois usuelle et problématique. C’est sans doute en renforçant drastiquement la transparence publique et le portage politique de ces procédures comitologiques, comme la Commission Juncker l’a proposé en vain, que l’on pourrait mieux éviter leurs dérives tatillonnes et bureaucratiques, l’influence parfois excessive des groupes d’intérêt et l’absence totale de « service après-vente » des ministres et parlements nationaux vis-à-vis des acteurs concernés comme des opinions publiques.
Si la production de normes communautaires semble reposer sur de solides fondements politiques, économiques et sociétaux, il est loisible et souhaitable de consolider et de démocratiser ses fondements institutionnels, au-delà d’exercices de « stop and go » parfois nécessaires, mais sans postérité durable. Les normes de l’UE ne sauraient en tout cas faire office de bouc émissaire commode à l’heure où la compétitivité du continent est présentée comme une priorité stratégique, alors qu’elle est la résultante de facteurs beaucoup plus vastes, parmi lesquels les prix de l’énergie, le niveau d’investissements publics et privés disponibles, l’intensité de la R&D, l’amélioration des ressources humaines, ou encore la profondeur des marchés. L’urgente création d’un marché européen des capitaux supposerait, par exemple, d’adopter de nouvelles normes communautaires plutôt que d’en supprimer – qui l’eût cru ?